[mks_dropcap style= »letter » size= »83″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]A[/mks_dropcap] bien des égards, l’accordéon bénéficie d’une image ternie par la musette de nos aïeuls sur fond de carte postale surannée qui sent bon le lampion abandonné dans un bal populaire déserté. Mais il ne faudrait pas oublier que l’accordéon reste un instrument de musique particulièrement vivant, au travers de ce souffle que l’on peut percevoir à chaque fois qu’une de ses touches est effleurée.
En effet, que les notes soient presque suggérées ou qu’elle soient assenées, la chaude respiration qui transperce les vibrations rend cet instrument émouvant pour peu qu’il sorte de ses stéréotypes. Le duo formé par Kawabata Makoto, leader du groupe Acid Mothers Temple, à la guitare électrique et A qui Avec Gabriel, à l’accordéon et aux voix, est pour le moins aventureux. En effet, imaginons un instant la rencontre de Sonic Youth, le tango, John Cale (période Dream Syndicate), et de Derek Bailey sous l’égide du Japon.
Dès le départ, le duo nous invite à quitter les berges de la tranquillité pour aborder le voyage perpétuel. Le disque s’articule autour de trois pièces étendues qui prennent le temps de s’installer, puis de vous mener lentement hors des chemins balisés. Si à aucun moment une mélodie ne vous aide à vous accrocher, il n’y a pas pour autant de déluge atonal, de rivières de larsens ou de free épileptique. La teneur en émotions est complète car les textures vous portent littéralement comme au travers de nappes cotonneuses à l’onirisme chargé. Tout au long de l’album, Kawabata Makoto joue de la guitare à l’aide de son archet, laissant ainsi les notes se prolonger et soutenir avec intensité les mélodies qui se découvrent sous vos oreilles de l’accordéon majestueux. Pas une fois le même motif ne sera joué et rejoué, pas une seule fois la sensation de répétition ou de redite ne poindra. Toujours différent, en perpétuel mouvement, mais aussi, en permanence en direction d’une destination qu’on ne connaît pas, au point qu’il est légitime de se demander si les deux protagonistes savent eux-mêmes où ils se rendent. Et c’est la clé de ce disque : la sensation d’avancer les yeux fermés, mais ouverts sur le monde malgré tout.
Si le disque est composé par un duo guitares / accordéon, la voix particulière et fantomatique de A Qui Avec Gabriel vient ponctuer les élans soniques lors de breaks qui s’emplissent de silences et de respirations bienfaitrices. Dans sa dernière partie, le disque gagne en espace, en étendues désertées qui tordent l’espace temps et étirent les horizons. L’auditeur se retrouve comme suspendu au souffle de l’accordéon, de la voix et de l’archet en attendant un fin que l’on sent proche mais qui ne vient jamais.
https://www.youtube.com/watch?v=5MBWEngFBkM
La force du disque réside dans l’adresse des deux musiciens à ménager une attente qui confine au suspens tout en parvenant à surprendre sans cesse. Ils développent un univers reposant et tonitruant à la fois, comme un conflit interne où la guitare triturée, malmenée, aspire à vous agresser alors que l’accordéon s’évertue à apaiser l’atmosphère. Au final, les horizons décharnés dessinés tout au long du disque vous accrochent mieux qu’une carte postale de ces îles paradisiaques mais sans relief. Comme toujours, il fait partie de ces disques à apprivoiser, à écouter autrement qu’entre deux portes. Il faut se poser une heure, sans faire autre chose que de fermer les yeux et laisser libre cours à son imagination et à vous laisser prendre la main par ces des artistes pour le moins hors normes, qui parviennent avec une économie de moyens désarmante à emplir votre espace tout en vous happant sans escales.
Si certains disques donnent parfois envie de zapper, cet album vous embarque définitivement et vous empêche de sortir de cet univers avant la dernière note. Singulière et addictive, cette musique ne se chante pas à tue-tête, elle s’écoute comme une leçon de philosophie, un voyage élégiaque de par l’abandon qu’il vous impose presque.
Une nouvelle fois, BAM BALAM RECORDS fait preuve d’une originalité et d’une pertinence dans le choix de ses artistes, et nous impose en douceur, une envolée jouant avec l’ambiguïté de l’onirisme, du voyage initiatique, et la liberté de fermer les yeux et de se placer au milieu d’un univers que l’on peut créer de toute pièce, si le cœur nous en dit. Bref, un album qui, malgré les différentes ambiances qui s’en dégagent, nous offre un luxe finalement rare : interpréter la musique telle qu’on la ressent et qui donne construire ses propres voyages pour ses propres paysages.
Kawabata Makoto & A Qui Avec Gabriel – Ame No Tsurugi – 2013 – Bam Balam Records
A qui avec Gabriel sur Bandcamp – Kawabata Makoto sur Acid Mothers