La première scène s’ouvre sur un plan large extérieur ville, avec un titrage qui prend presque toute la surface de l’écran : Vienna.
Démarre alors une musique moderne et chic, aux sonorités de clavier au ton sérieux mais moqueur, et une voix féminine mais si grave : Xpectations d’Unloved…
Entrée dans une gelateria autrichienne où une femme déguste une coupe de glace en observant une petite fille souriante quelques tables plus loin. Le serveur réagit lui aussi et sourit. Réponse automatique à un sourire d’enfant. La femme continue à regarder, semble étudier la scène puis comprendre, et réplique d’un sourire, posé. Si figé sous un regard intensément perçant. Les yeux ne sourient pas, c’est une façade.
Elle se lève, gracieusement, prend son sac à main et se dirige vers la sortie en laissant l’impression d’une effluve de parfum dans son sillage, et délicatement, mais extrêmement sûrement, renverse d’un revers discret d’une main légère la coupe de glace sur la robe de la fillette qui, sous l’effet de la surprise, a bien évidemment perdu son sourire…
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La femme sourit enfin.
Vous venez de rencontrer Villanelle.
Le premier personnage principal de cette série, c’est elle.
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Une femme aux atours charmants, élégante et sûre d’elle, totalement psychopathe. Professionnellement établie comme tueuse, liquidatrice sous contrat, tellement efficace que ses meurtres échappent aux radars policiers et à la sécurité intérieure.
Jusqu’à l’intérêt éclairé d’une agent du MI5, qui ose un jour dire un mot plus haut que l’autre à sa hiérarchie, en pressentant des points communs entre plusieurs victimes stratégiques tombées aux quatre coins de l’Europe.
Un instinct muselé par le conformisme de ses supérieurs oblige souvent à plus d’attention, de pugnacité, qualité dont ne manque pas Eve Polastri (Sandra Oh). Dépassée mais au flair certain, terrifiée mais courageuse, casanière mais rêvant d’aventure, Eve est la pro du paradoxe, recrutée discrètement par le MI6 pour courir le globe sur les traces de cet assassin insaisissable. Acharnée et sensible, elle s’attache à découvrir ce tueur qu’elle devine femme, la traque avec force et intelligence, rêvant de pouvoir la confronter et la stopper.
C’est évidemment sans compter les ressources de Villanelle et de ses puissants commanditaires.
Cette série pourrait être une énième resucée du complexe de l’espion obsédé par sa cible qui rencontre tant de gens intéressants et dangereux sur son chemin en attendant de lui mettre la main dessus, héroïquement.
Pas du tout.
Le traitement de l’intrigue est prise à contre-pied, réussissant l’exploit de faire apprécier cette tarée tueuse pour ce qu’elle est, une femme-piège, narcisse efficace dans sa mission, impliquée et qui a développé des talents de manipulation tels qu’elle est proprement irrésistible. Ça tombe bien, parce qu’elle est sans pitié.
Dans une scène où Villanelle (Jodie Comer) prend en chasse une de ses cibles qui s’enfuit en direction d’Eve, la voilà qui court dans un champ, filmée de sorte à ce que son déplacement paraisse inexorable, flingue pointé vers l’avant, le regard en visée permanente. Elle ne s’arrêtera pas avant de reconnaître Eve qui vient récupérer le fuyard. Et lui fait alors face.
Car elles savent qui est qui, Villanelle s’autorisant des clins d’œil en carte postale après lui avoir volé sa valise personnelle, des visites nocturnes, se faisant même appeler Eve Polastri avant de commettre un crime plutôt salé…
Leur relation est inhabituelle. Voilà deux femmes fascinées l’une par l’autre qui échangent leurs rôles de proie/chasseur selon l’avancée de chacune vers l’autre. Et la performance des actrices est totalement responsable de l’attachement qu’on se prend à connaître au long des épisodes.
Sandra Oh gère le personnage compliqué d’Eve, tout en nuances, dont une partie de l’âme est restée pure, sur le pas de la porte du jeu policier et le restant dans un cerveau de profiler instinctif de type pitbull… les quelques miettes restantes de normalité distribuées erratiquement à une vie d’apparence banale qu’il faut préserver pour le bien de son couple. Eve, vulnérable et invincible à la fois.
Jodie Comer interprète la terrible Villanelle, serpent insaisissable, aux traits doux et forts, véritable caméléon sur la brèche, avec une seule constante : celle de répondre à son propre besoin de satisfaction. Cette femme se pense intouchable, parfaite dans sa partie, et ne doute jamais.
Voilà un des coups intelligents de cette série. Elle tue, c’est un fait. Pas d’excuse, même si son background paraît extrêmement chargé et compliqué, pas l’ombre d’une justification à l’horizon. Oui, la prison, oui l’entraînement « à la russe »… mais cet esprit un brin tordu n’est pas une victime. Jamais. Combien de fois elle se moque en feignant la peine, essaye de tromper en faisant une tirade pleine de regrets juste avant de rire doucement en insultant sa mère…
Villanelle, personnage blessé et terrifiant de distance, fatale en tous points.
Au casting également, l’excellent Kim Bodnia, reconnaissable comédien norvégien croisé dans Bron/Broen, qui ici est un trouble agent russe du nom de Konstantin, contact direct de Villanelle qui joue double-jeu avec le renseignement britannique.
Maintenant qu’a été faite l’éloge des principaux interprètes, passons à la responsable du traitement de cette adaptation des romans de Luke Jennings : Phoebe Waller-Bridge.
Vous reconnaîtrez peut-être ce nom qui est apparu ces dernières années avec son excellent personnage de Fleabag dans la série du même nom. Une signature remarquable par son humour noir, ses réparties étincelantes sans embonpoint arrogant, cette puce fait mouche à tous les coups. Son appropriation de l’histoire entre Villanelle et Eve relève de cette même qualité de justesse sans complaisance, toujours prescrite à l’humour.
La qualité de l’écriture est telle que la légèreté de la mise en scène reste tout à fait acceptable, boostée par l’excellente distribution et la découpe très juste du scénario.
À la fois une force et une faiblesse, la multiplication des lieux de tournages réels à travers l’Europe, laissant des baragouinages et accents divers parasiter la cohérence du récit… des personnages supposément français dialoguant dans un gloubiboulga francisé est une petite torture qui éloigne l’attention le temps que ça passe. Merci le sous-titrage !
Mais il s’agit bien là d’un détail.
Killing Eve est sûrement l’une des séries les plus intéressantes de cette année, pourtant déjà fournie en productions. Ici, une véritable signature scénaristique, et une attention particulière portée à la musique, créant une bande originale ultra éclectique autour des récurrents Unloved : Erik Satie, Françoise Hardy, Phil Kieran, Cigarettes After Sex…
Dans un univers de séries policées qui se ressemblent tant, de plus en plus portées vers le fantasme d’autres mondes et d’autres temps, avec un peu de parfum d’intelligence dans la fiction, de maîtrise de l’écrit, loin des effets poussifs et bruyants comme de la rutilance de l’image avant la qualité du propos, Killing Eve se détache largement et se place en tête du peloton.
Don’t worry, la saison 2 est déjà commandée.
https://youtu.be/DUlfCj60koc