[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]a littérature japonaise est parfois difficile à apprivoiser pour un lecteur occidental : on a tendance à mettre sur le compte des différences culturelles des spécificités qui sont en fait, bien souvent, propres aux auteurs eux-mêmes. Les deux romans dont il va être question sont, dans leur inspiration, bien différents. Le premier, dont l’auteur est mort en 2015, est un texte contemporain, d’une approche très moderne. Le second a été écrit en 1923 par un auteur fasciné par le Salammbô de Flaubert, et qui faisait partie d’un mouvement littéraire japonais d’avant-garde. Et pourtant, les deux œuvres ne sont pas sans points communs, le plus évident étant sans doute les portraits de femmes absolument magnifiques qu’ils nous offrent.
Kurumatani Chōkitsu est loin d’être un inconnu, du moins au Japon, puisqu’il y a reçu les prix littéraires les plus prestigieux : le prix Mishima en 1993 pour Shiotsubo no saji, et surtout le prix Naoki en 1998 pour le roman dont il va être question ici, Double suicide manqué aux 48 cascades d’Akamé, que nous pouvons lire aujourd’hui en français grâce aux éditions Vagabonde et à la traductrice Véronique Perrin. Né en 1945, Kurumatani Chōkitsu est mort en 2015 après avoir étudié l’allemand à l’université, signé un mémoire sur Kafka, lu Nietzsche, puis exercé plusieurs métiers (la publicité, la cuisine, l’édition) et mené une vie d’errance, renonçant aux ambitions terrestres et à la gloire.
Le personnage principal du roman, Ikushima Yoichi, présente quelques analogies avec son créateur : né la même année que lui, nous le retrouvons au début du récit « au bout du rouleau », épuisé, laminé par des années de travail occupées vainement à vendre des espaces publicitaires malgré des études honorables… Dès la première page, il est question d’écriture : Ikushima Yoichi se remémore deux inscriptions vues dans le métro, et observe : « … ces fantômes de lettres crayeuses ont laissé quelque chose de vif dans ma mémoire. Sans doute avais-je frôlé de trop près une certaine tristesse, cette sorte de malédiction qui vous force à écrire. » Décide-t-il vraiment de tout quitter ? Ou bien a-t-il, plus ou moins consciemment, préparé sa désertion pendant toutes ces années de vide et de solitude ?
C’est l’été 1983, il fait chaud, retour à Tokyo, sans un sou, malade du cœur. Que fait Ikushima Yoichi à Tokyo ? Pourquoi y est-il revenu, puisqu’il n’a rien à y faire, personne à y aimer, personne à qui parler ? Pour reprendre sa vie minable, dans un bureau minable, pour un travail minable ? Il se sent mort : « Puis ce mort remettait son costume, ses souliers, s’en allait travailler… pour vivre encore un peu. » Que s’est-il passé pendant ces dix années d’absence ? Voilà ce que va nous raconter cet homme : comment, à l’issue d’une dégringolade vertigineuse, il s’est retrouvé là-bas, à Amagasaki, non loin de Kyoto, à quelque 500 km de Tokyo, autant dire le bout du monde… Comment il y a vécu, ou s’est appliqué à s’arrêter de vivre, à oublier ses repères, à renoncer. Ikushima Yoichi s’installe dans une chambre misérable, sale, étouffante. Ikushima Yoichi travaille pour la patronne de l’Igaya, un restaurant de brochettes. Toute la journée, dans sa malheureuse chambre, il découpe des bouts de tripes et d’abats, des méchants morceaux de poulet pour préparer les brochettes. L’odeur écœurante, le toucher gluant, froid de la matière animale… tout cela, il l’accepte. Deux fois par jour, un employé vient chercher le fruit de son travail, et cela rythme sa journée.
Au fil du temps, Ikushima Yoichi se familiarise avec son voisinage. Il y a des bruits, des grognements, des cris de femmes, un homme au visage blême. Des hommes de la pègre : Ikushima Yoichi sait bien les reconnaître. Sa porte ne ferme pas bien, mais qu’importe, il n’y a pratiquement rien à voler chez Ikushima Yoichi. La femme Seiko, sa patronne, lui apporte de temps en temps des fruits ou des douceurs, on se demande bien pourquoi… Tous les jours, Ikushima Yoichi occupe les heures en travaillant, ou bien en faisant des choses simples : acheter des cartes postales, par exemple, ou bien faire sa lessive. Il lit de la poésie, aussi, copie des vers dans son cahier, observe les plantes et les oiseaux. Et puis il y a Ayachan, la jolie fille d’origine coréenne. Ayachan, celle qui ne fait pas la cuisine, qui se fait livrer chez elle des plats tout préparés, celle qui le charme, puis le fuit. Un personnage de femme absolument éblouissant malgré ses esquives et ses fuites, une fille qui paie cher sa liberté de pensée. Et ces gens de la pègre… il va bien falloir qu’un jour, ils jouent leur rôle de méchants. A quoi bon fuir ? « Ayachan : – Il faut fuir… emmène-moi ! – Hein ? (…) – Où ? – Hors de ce monde. »
Peut-on renoncer au monde tout en continuant à y vivre ? Lui échapper quand il nous rattrape ? Peut-on être désespéré et aimer quand même ? Aimer, comment ? Ce ne sont que quelques-unes des questions que soulève ce roman très troublant. Face à un tel texte, on se retrouve pris en pleine étrangeté : plus on avance dans la lecture, plus on se rend compte que cette étrangeté n’est pas seulement due aux différences culturelles qui, inévitablement, nous font songer à l’exotisme.
Kurumatani Chōkitsu est un auteur singulier, et pas seulement par rapport à notre culture occidentale : il met à nu son personnage, le dépouille de ses oripeaux matériels, et c’est lui-même qu’il nous montre, ses propres questionnements, qui, insidieusement, deviennent les nôtres. Le plus beau paradoxe, c’est qu’il s’applique à se débarrasser des artifices, et qu’il parvient, ainsi, à la beauté du dénuement, à l’émotion essentielle qui demeure, une fois débarrassé du sentimentalisme et du romanesque. Un roman dérangeant, magnifique et superbement traduit par Véronique Perrin, qui a su rendre des niveaux de langage et d’expression très différents, tout en nous offrant une lecture fluide, où les obstacles secrets sont autant de progressions vers une intimité grandissante avec les mots de l’auteur.
Double suicide manqué aux 48 cascades d’Akamé de Kurumatani Chōkitsu traduit du japonais par Véronique Perrin, éditions Vagabonde
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[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]Y[/mks_dropcap]okomitsu Riichi, mort en 1947 à l’âge de 49 ans, fait partie du mouvement littéraire « Shinkankakuha », qui s’attachait à mettre en valeur la sensation. Fasciné par Salammbô, il a voulu avec Soleil écrire un Salammbô japonais, de son propre aveu. Il s’est penché sur l’histoire de son pays au IIIe siècle, s’inspirant notamment d’une chronique chinoise, La chronique des trois royaumes.
La Salammbô de Yokomisu Riichi s’appelle Himiko. Au début du récit, cette sublime princesse du Royaume d’Umi se tient sur la grêve, en compagnie de Hiko no Oe, celui qu’elle va épouser et qu’elle aime passionnément. Non loin de là, un jeune homme épuisé, armé de son arc, s’enfonce dans l’eau « pour y briller calmement comme un poisson festoyant d’algues. » Le soir venu, Himiko se rend à son rendez-vous. L’auteur nous offre un joli dialogue amoureux, à mi-chemin entre badinage et tendresse… La beauté est infinie, la nature complice, la nuit bleutée. Surgit alors le jeune homme épuisé, qui affirme avoir perdu son chemin et demande de l’aide. Il est tombé sous le charme de Himiko… Qui est ce jeune voyageur égaré ? Le sukuné du palais le reconnaît à son tatouage : il est le prince royal du pays Na : « (…) Ton aïeul a enlevé la mère royale d’Umi. Ton père a mis le feu à l’autel des esprits d’Umi. » Oui, il s’agit bien du prince Nagara, du pays Na… Poursuivi par les hommes d’Umi, il s’en retourne au royaume de Na, d’où il avait disparu dix jours durant.
C’est le début d’une histoire de désir, de violence et de pouvoir… Himiko, tour à tour, va être convoitée par Nagara, qu’elle obsède, puis par son père le roi du pays Na. Son fiancé bien-aimé, Hiko no Oe, va perdre la vie pendant la première scène de bataille du récit, qui survient le jour de son mariage. Nagara plonge son épée dans sa poitrine et lui arrache son dernier souffle…
Himiko devient l’objet du désir… Mais aussi l’enjeu du pouvoir. Son histoire, ponctuée de batailles d’une violence inouïe, où Riichi décrit les blessures les plus brutales avec le même lyrisme que celui qui lui inspire ses descriptions de paysages, de plantes et de fleurs, va éveiller en elle une conscience forte de son propre sort… Proie convoitée, princesse adulée, femme désirée, Himiko est un personnage de femme singulier, tour à tour soumise et révoltée. Qui va bientôt concevoir le projet d’une revanche à la hauteur de la violence dont elle et celui qu’elle aimait ont été victimes… Manipulée, désirée, adulée, comment Himiko va-t-elle mener à bien son dessein de vengeance ? Réussira-t-elle à échapper à la domination des hommes ?
Ce court roman, d’une densité impressionnante, propose une lecture extrêmement inhabituelle, où l’on songe bien sûr à Flaubert, mais aussi aux chansons de geste, surtout dans les scènes guerrières qui rythment le récit et lui donnent ses paroxysmes. Les notes et la postface signées par le traducteur, Benoît Grévin, apportent un éclairage culturel indispensable et passionnant à ce texte au style tour à tour flamboyant et poétique, qui lui confère tout son pouvoir d’évocation et de fascination.
Soleil, de Yokomitsu Riichi traduit du japonais par Benoît Grévin, éditions Anacharsis
Les Editions Vagabonde – les Editions Anacharsis
Dessin bandeau de Yuko Shimizu