C’est une sensation détestable. Vous sortez de l’exposition d’Untel dont on vous rebat les réseaux depuis des semaines ; A votre bras, votre moitié du moment ne tarit pas d’éloge : il/elle digresse, bifurque, envisage des passerelles entre telle oeuvre et tel film, tel roman. Silencieux, vous assistez à ce tracé de liens auquel vous aimez tant participer habituellement. Mais pour ce soir, c’est fichu. L’expo vous a gonflé, vous n’y avez rien compris, c’était moche, stupide, absurde, vous avez perdu votre temps et une dizaine d’euros et, cerise sur le pompon, vous n’avez pas fini de passer pour un con dans les dîners en ville.
C’est une sensation détestable que nous avons tous ressentie un jour ou l’autre, parce qu’on n’a pas vu en quoi le noir de Pierre Soulages valait des millions, ou pourquoi le chien de Pierre Huygues avait une patte rose. Et qui amène son lot de questions (balayées sur le moment en allant boire une bière) : l’artiste se fout du monde ou c’est moi qui ne comprends rien ? Puis : y a vraiment des gens qui paient pour avoir ça chez eux ?, le pire étant qu’au bout du bout, on se sent plébéien de la culture, minable spectateur, nul en fait.
« Take me (I’m Yours) » se pose en contre-pied de l’art tel qu’il est actuellement envisagé : marchand, visible mais intouchable, statique.
Ces deux thématiques dessinent en filigrane la charpente de l’exposition collective « Take me (I’m Yours) » orchestrée par Christian Boltanski, Hans Ulrich Obrist et Chiara Parisi à la Monnaie de Paris jusqu’au dimanche 8 novembre.
Le postulat – tout est dans le titre, « Prends-moi, (je suis à toi) » – en disant l’abandon sensuel, se pose en contre-pied de l’art tel qu’il est actuellement envisagé : marchand, visible mais « intouchable », statique. Le visiteur est ici invité à prendre des vêtements, cartes postales, à déposer des objets de son choix, à payer une somme modique pour un atome d’art – à entrer en possession et, plus globalement, à inter-agir. On rentre chez soi avec un jean Gap-Boltanski, une capsule en plastique Yoko Ono, une poignée de bonbons de Felix Gonzales Torres. Comme on revient d’une séance shopping, on sort de la Monnaie repu, son sac siglé en main. Mouvement de désacralisation absolu, les anonymes que nous sommes deviennent actants post-quart d’heure de gloire warholien en se photographiant dans un Photomaton. Ludique. Accessible. Dérangeant cependant.
Une réflexion sur l’art tel que nous le consommons
Boltanski reprend ici un concept qu’il avait élaboré en 1995 à la Serpentine Gallery de Londres, qui « offrait une opportunité rare de toucher, pratiquer, tester, acheter ou emporter les objets montrés ». Il paraît pourtant difficile de croire que l’intention est simplement de détourner les codes. De créer du buzz.
Voyez le résultat de l’oeuvre participative de Franco Vaccari : quatre murs tapissés de Photomaton aux mêmes tronches satisfaites qui tirent la langue et de mots de chiottes de collège (« Sophie = p.« ) – moche, stupide, absurde ?
Constatez l’absence d’émotion sur l’ensemble de l’exposition – caractéristique en ce qui concerne l’oeuvre de Boltanski, Dispersion, sorte de rappel biffin des marchés de Barbès, loin de l’intensité (propos et ressenti) de Personnes au Grand Palais (Monumenta, 2010).
C’est sur un plan décalé qu’il faut chercher le propos de « Take Me (I’m Yours) ». Légère en apparence, l’exposition est un point d’entrée pour une réflexion sur l’art tel que nous le consommons (témoins les sacs shopping que nous remplissons), tel qu’il nous est donné à voir (quelle scénographie pour montrer quoi ?), tel que nous voulons le voir aussi (l’art a sa hype et ses Koons) ; sur ses limites (quid de ce tas de journaux, de ces statuettes en mauvais plâtre qui ne ressemblent à rien ?), sur sa valeur et ce qui la lui donne. « Achèteriez-vous des capsules de plastique vide au prétexte qu’elles sont signées ? » semble-t-on nous demander , « allez-vous vraiment vous extasier sur ce tas de bouse ? » L’art, nous dit-on en substance, c’est autre chose, une affaire qui a avoir avec vous : ressentez, réfléchissez.
Boltanski interroge aussi sur cette désormais nécessité (ou supposée telle) de « faire » du participatif, de mettre en scène les ego, et de s’assurer ainsi, via les réseaux, un impact démultiplié. A noter qu’à l’époque du premier opus de « Take Me (I’m yours) », en 1995 donc, la galerie britannique avait pour l’occasion « créé l’installation Internet ‘Absolut Access' », ce qui, à l’époque avait vraiment des airs d’ouverture sur la technologie, le futur, l’autre…
Take Me, (I’m Yours), jusqu’au 8 novembre 2015.
Monnaie de Paris, 11 quai de Conti, 75006.
Tlj 11h-19h, jeudi jusqu’à 22h.