[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#94762f »]O[/mks_dropcap]n attribue souvent aux libraires la mission sacerdotale de « passeurs de livres ». La plupart de mes estimés consœurs et confrères portent haut les couleurs de cet étendard. Pour ma part, j’ai davantage l’impression d’éveiller les lecteurs à leur propre curiosité, les romans et autres compagnons de chevet n’étant finalement là seulement parce qu’ils l’ont décidé puisque, comme l’a élégamment souligné Louis Calaferte, « Les livres ont leur volonté propre »…
Cependant, à chaque fois que mon attention se porte sur la rondeur littéraire d’Erik Orsenna et sa pétillante capacité à rendre indispensable la lecture de textes dont vous ne soupçonniez pas même l’existence, je m’incline devant cette truculente notion.
« Comme souvent, un livre vous touche parce qu’il annonce la suite de votre vie. La lecture est une prémonition. »
Derrière ses lunettes facétieuses, le conteur nous a à l’œil, et, avant même d’avoir pu songer à rattraper un certain fromage, vous vous retrouverez grenouille désirant devenir bœuf : La Fontaine, une école buissonnière entre vos mains modestes et une bibliographie soudaine glanée au fil des chapitres, bientôt plus haute que votre PAL (Pile À Lire). Tenter cette balade bucolique à travers quelques deux cents pages, c’est prendre le risque ravissant de s’acoquiner avec toute une ménagerie, loin de n’être qu’animalière !
Complice de nos premiers pas lettrés, référence très largement partagée, La Fontaine est l’ami commun, figure illustre qui met tout le monde d’accord (enfin, du moins, tous les individus frappés au coin du bon sens). Ah, si seulement il avait pu jouir d’une telle unanimité de son vivant ! « Avec des si, on coupe du bois » glisserait mon grand-père… Et le bois coupé on le transforme en papier… mais avant de vous égarer, je me permets de rappeler que notre cher petit Jean n’était pas vraiment dans ceux du Roi : protégé d’un Fouquet bien vite emprisonné, notre fabuliste, malgré son talent avéré, connaît la disette autant que le mépris.
« Le génie est un passager clandestin. Ou, si vous préférez, buissonnier. »
Erik Orsenna semble avoir trempé sa plume dans un encrier anglais car, loin d’un portrait de l’artiste en jeune redingote, il nous offre une flânerie alerte – chère à nos camarades outre-Manche – entre anecdotes espiègles, chemins de traverse, feuilletons fabuleux et digressions savoureuses…
« Quand vous voulez de la vérité, allez recueillir les propos des crapules. »
Le contexte historique et chronologique n’est pas sous-estimé, et il vient constamment affubler notre compère d’un décor qui finit toujours par le démanger. Observateur enamouré des hôtes de ses bois, il cède pourtant régulièrement à l’appel du faste citadin, jusqu’à ce que tout ce que le Paris du XVIIème siècle compte d’esprits brillants ne le lasse, et lui fasse regretter sa sylvestre retraite…
Personnage rabelaisien par intermittence, shakespearien par mégarde, régulièrement en proie aux dilemmes cornéliens, La Fontaine nous est ici croqué par un fervent admirateur des mots comme de l’art de fabuler…
Au vu de mon enthousiasme débordant pour ce récit enchanteur, si vous ne détalez pas tel le lièvre en dépouiller votre libraire, je n’ai plus qu’à me faire grenouille de bénitier. Ou devenir chèvre.
La Fontaine, une école buissonnière d’Erik Orsenna
paru le 16 août 2017 aux éditions Stock (en partenariat avec France Inter qui a diffusé une série d’émissions consacrées au personnage au cours de l’été).