Trouver les mots pour en parler.
Certains livres, pas beaucoup en vérité, ressemblent à des cathédrales qui disent tout.
La tâche du critique est alors compliquée. Parce qu’ils renvoient à l’indicible, à ce qui vous a fait aimer la littérature en premier lieu, et qu’il est impossible d’enfermer dans une formule. Parce que vous savez que ce livre s’inscrit dans votre vie, d’une manière indélébile à mesure que vous le lisez. C’est un choc esthétique. Un cataclysme intime. C’est la première fois que vous entrez au cinéma, le premier tableau, la première symphonie. Ce genre de frisson primordial qui a quelque chose d’essentiel, de profond, de mystique.
Cette semaine j’ai lu Le Lambeau de Philippe Lançon paru chez Gallimard (le 12 avril). Et c’est un chef d’œuvre. Quelque chose d’absolu, de définitif comme un grand roman russe qui vous ôterait presque l’envie d’écrire.
Autour de moi j’entends beaucoup de gens dire qu’ils ne le liront pas, que c’est trop dur de se replonger dans les attentats de Charlie Hebdo, dont l’auteur est rescapé. Je l’entends. Mais c’est aussi ridicule que de dire qu’on ne pourra jamais lire Primo Levi ou Charlotte Delbo. La littérature n’est pas là uniquement pour nous réconforter et passer le temps. Dire ça, c’est se priver d’une catharsis et s’interdire des mots qui peuvent briser un silence assourdissant qu’aucune chaîne info ne saura jamais percer. Savoir que ça s’est passé, ressentir et recueillir un peu de l’événement en soi et en mesurer les conséquences. Intimement.
Ici on incarnera Philippe Lançon, on évoluera avec lui, on regardera sa réalité et son humanité en face. De tout ce qu’il a traversé, il a su faire de la littérature. Et de l’immense. A vous couper le souffle.
Le livre commence la veille du 7 janvier. Une soirée au théâtre et une pièce de Shakespeare. La vie ordinaire d’un chroniqueur telle qu’elle se passe. Des notes dans le noir et des conversations. Le lendemain, Philippe Lançon se lève, fait des exercices matinaux en écoutant l’interview de Michel Houellebecq à la matinale de France Inter. C’est comme une chorégraphie terrifiante qui s’anime, la fatalité qui se met en route. Il raconte des épisodes de son passé de reporter pendant la guerre d’Irak, les racines du mal. Il contextualise. On sent une puissance qui ne vous lâchera pas pendant 500 pages. Un souffle incroyable. Une intelligence et un sens des mots, presque de la mise en scène qui vous fait partager chaque nuance, chaque impression, chaque pensée. On fait corps avec lui. D’emblée. On est lui. En empathie et en identification totales. C’est d’une intensité peu commune. Dans une langue classique, directe, parfaite.
Jusqu’au dernier moment il hésite. Va-t-il directement à Libération à qui il doit sa chronique théâtrale ou s’arrête t’il à la réunion de rédaction de Charlie ? Finalement il s’y rend. On voit la joyeuse bande s’écharper autour du dernier ouvrage de Houellebecq, Soumission, extrêmement présent au début du roman, à qui Lançon consacre des pages pleines de justesse. Et puis tout bascule.
Et là, pause. Je ne peux pas joindre mes mots à ceux de Philippe Lançon. Ils comptent parmi les plus puissants, les plus évocateurs que j’aie jamais lus, les plus insoutenables aussi parfois. Ces pages, cette soixantaine de pages, vous donne le sentiment d’être là, quand la réalité n’a plus de sens et vrille dans une horreur absurde. La stupeur. La terreur, cette violence outrée aussi, presque tarantinesque que l’auteur ne nie pas. Ça vous prend littéralement à la gorge. Il dit ce qu’on ne peut pas mettre en mots. Il vous fait ressentir ce que vous ne pensiez pas pouvoir éprouver. Ces pensées aussi, qui vous étreignent aux grands désastres, « si j’étais arrivé en retard », « si j’étais parti en avance ». Il vous dit ce que ça fait d’être un homme au milieu des meurtres. Les pensées qui le traversent et le moment qui s’éternise. Le temps qu’il met aussi à réaliser qu’une balle a fracassé sa mâchoire et le bas de son visage. Il vous livre les fulgurances de son cauchemar et les ombres, les « jambes noires » qui ont ravagé sa vie d’avant.
La scène est dure à lire et en même temps hypnotique. Elle ne constitue cependant pas l’essentiel du roman. Elle est son point de départ. Elle est ce qui a fait de Philippe Lançon une gueule cassée, un improbable blessé de guerre. On le suit à l’hôpital où se déroulera le reste du livre. Cette antichambre des vivants où l’on reconstruit les brisés. Cet étrange royaume dont il sera un temps le souverain. Où il renoue avec l’humanité.
C’est le second moment du livre, presque une scène de théâtre encore une fois. Les pansements qu’on lui refait. La ronde des infirmières autour de lui. Les flics armés à la porte qui se relaient pour sa protection. Son frère qui l’accompagnera tout du long. Chloë, la merveilleuse chirurgienne, ironique, impliquée, franche. Gabriela, la femme qu’il aimait avant et qui doit se faire à cet homme que l’événement a changé. Les amis précieux qui se succèdent à son chevet, ceux qui s’éloignent. L’hôpital qui, peu à peu, avec ses rites, ses opérations innombrables, son humanité souffrante dont il a quelques aperçus (le « pauvre Ludo », les cris dont il finit par saisir les nuances), devient son refuge, son véritable foyer.
Philippe Lançon orchestre cette curieuse comédie humaine dont il est devenu le centre. On suit ses inquiétudes, l’évolution de son état. On saisit tout. On comprend ses fatigues et ses douleurs, sa fragilité, son égoïsme aussi parfois. Jamais on a connu les inflexions d’une âme à ce point. Jamais on ne s’est reconnu dans l’histoire d’un autre de cette façon. Ce corps avec lequel il faut se réconcilier, cette existence qui est à réinventer, ces regards après lesquels on s’accroche, les « problèmes de santé » qui d’un coup prennent toute la place, la douleur qui instaure un rapport au monde totalement particulier, totalement parallèle. Le handicap ou la maladie n’ont rien d’un dépassement, ce truc qui rassure les bien-portants quand ils vous citent en exemple. C’est un chagrin que l’on devient, que l’on incarne et avec lequel il faut apprendre à vivre. Une réalité qu’il faut reprendre à zéro. Jamais on ne l’a exprimé de manière si éloquente.
Tout vous touche. Pas à la manière d’un Verdurin qui aurait les larmes aux yeux à tout bout de champ, mais avec des mots qui vous font comprendre. Les mots qui conviennent et les mots qui soulagent. Qui décrivent, sensiblement, la fin d’une époque, incarnée dans un homme. En cela l’ouvrage est Proustien. Mais plutôt qu’un temps perdu ou retrouvé, Lançon évoque un temps interrompu. Un horloge qui hésite.
Il raconte aussi et surtout l’art qui sauve. La musique de Bach qui l’accompagne, les mots qu’il se récite comme des prières avant chaque opération (la mort de la grand-mère de Proust, des extraits de la Montagne magique de Thomas Mann, des éléments de Kafka qui l’accompagnent comme des talismans, une exposition de Velasquez). Tout ce qui réconcilie avec le monde. Avec l’éternité. Avec soi.
Il parle du dédoublement aussi. De celui qui commente. De la voix intérieure de celui qui doit garder le silence et ne communiquer que sur des carnets ou par des ardoises. Le soin qu’il met aux phrases qu’il écrit, la volupté qu’il a à les effacer. On passe par tant de sentiments et par tant de souvenirs esthétiques auxquels on tente de le raccrocher (Johnny got his gun ? Le Scaphandre et le papillon ?). Mais à chaque fois il les dépasse. A chaque fois c’est plus grand. A chaque fois c’est plus beau, plus honnête, plus intime.
Car jamais Lançon ne triche et jamais il ne se réfugie dans un détournement trop confortable. On a l’impression de rencontrer un homme, totalement. De le regarder en face, même dans ce qu’il cache, même dans les tourments et les bons souvenirs de ses vies antérieures. C’est absolument impressionnant, la manière qu’il a d’embrasser totalement son histoire. On le suit. On le comprend. De chambre en chambre, de la Salpêtrière à l’hôtel des Invalides où il finit sa convalescence. Dans les soins intenses dont il est l’objet, les séances de kiné et de psy. Dans les larmes qui peu à peu coulent à nouveau. Dans sa manière passionnante de renaître aux autres, de les décrire, de les saisir avec l’acuité d’un peintre. Dans ces microcosmes qu’il rend universels.
Jamais de haine, jamais de vengeance et jamais de rancœur. Juste un homme qui essaie de continuer à vivre, avec son visage peu à peu rafistolé, avec ses faiblesses, avec ses peurs, avec ses souvenirs, avec ses hantises. Juste quelqu’un qui parfois se décourage. Parfois se désespère. Parfois jouit de victoires insoupçonnables au monde qui sont immenses pour lui. Un homme qui vous montre ce que c’est qu’être un homme. Un albatros qui réapprend à marcher sur la terre.
L’un de ces livres que l’on ne veut pas quitter trop vite, comme on ne veut jamais quitter les amitiés profondes et véritables. Celles qui vous transportent, vous changent et vous ressemblent en même temps. Celles qui trouvent des mots pour combler vos silences.
On dira beaucoup de choses sur ce livre, on a déjà déroulé pas mal de dithyrambes.
Mais il est avant tout une rencontre exceptionnelle. Entre un homme et son temps. Entre un homme et ses mots. Entre un homme et son lecteur.
Un livre comme, en vérité, on en croise bien peu dans une vie.
Le Lambeau de Philippe Lançon
Gallimard, Avril 2018
Pour feuilleter le livre :
Nicolas Houguet : ce livre de Philippe Lançon que je suis en train de lire est le livre qui m’a le plus bouleversé dans ma longue vie de lectrice. Je ne l’ai pas terminé, je mets un temps infini, il est si riche de mots, de sensations, de secondes … je reviens très souvent en arrière, relire la phrase, m’en imprégner. Incapable de lire vite ou en diagonale ou juste en avançant sérieusement. Je suis à la fois meurtrie, comblée, ravie, possédée, … bon, j’arrête ! Je viens de lire ton article magnifique qui traduit de façon absolue de que j’aurai aimé écrire ou dire sur ce livre palpitant.