[mks_dropcap style= »letter » size= »80″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]Q[/mks_dropcap]uelque part entre la France des yéyés (le vide commercialisé) et la France punk (le vide autoproclamé), il y a eu un foisonnement d’une grosse dizaine d’années : celui de la « France underground », celle que nous raconte Serge Loupien dans un ouvrage ultra-référencé de plus de 400 pages.
Un fourmillement boulimique de liberté, presque un trop plein, dont les réseaux ne passaient pas par les radios et les major companies, mais par le bouche à oreille et la presse alternative, l’autoproduction, les festivals, les MJC, les concerts dans les usines occupées… L’étincelle, on s’en doute, c’est Mai 68 (et tout au long de l’ouvrage les anecdotes de barricades vont bon train !), mais le feu couvait déjà dans les caves de Saint-Germain des Prés.
Sous sa plume pleine de verve, Serge Loupien nous invite à une épopée foutraque pleine de barjots, de perdants magnifiques, d’enragés, d’utopistes et de quelques roublards, qui se croisent, se mélangent et s’enrichissent mutuellement le temps d’un concert improvisé, d’une occupation d’usine, d’un festival déficitaire avant même d’avoir eu lieu ou d’un plateau de MJC à la sono pourrie…
Un entrelacement de talents qui s’enrichissent certes, mais jamais financièrement ! Toujours pour la beauté du geste, la liberté de l’avant-garde, ou pour faire chier les bourgeois et les gouvernements de droite qui s’enchaînent les uns aux autres… Car la couleur est ici résolument rouge, bien que déclinée dans toute la palette de ses tonalités et ses contradictions. Les envols des pavés de mai ont certes forcé l’ouverture des possibilités, mais sans pour autant avoir déverrouillé la poigne ferme des tenants du capital, et les mouvements de gauche se cristallisent tous progressivement autour de leurs dogmes respectifs. Loin de s’inféoder aux divers courants d’opposition et à leurs guerres de positions intestines, la musique les accompagnera tous, tout en vadrouillant par de multiples chemins de traverse, s’acoquinant avec les occupations d’usine, les pièces de théâtre engagé, le cinéma d’avant-garde…
Car elle cherche à s’émanciper elle aussi, à repousser ses propres murs : le free jazz rejette les grilles du jazz conventionnel, le rock déconstruit le couplet/refrain et étire les morceaux au-delà des sacro-saintes 3 minutes 30, les paroliers explosent leur écriture dans des textes ou engagement et poésie surréaliste s’entremêlent, les vocalistes s’abandonnent au cri et au texte parlé. Free jazz et rock pop entament un tango endiablé qui générera quelques uns des grands groupes inclassables de l’époque (Gong, Magma…) pendant que des individus réfractaires à toute forme de contrainte dynamitent le carcan de l’entertainment hérité de leurs parents (Vince Taylor, Jac Berrocal, Jean-Pierre Kalfon…).
De tout cela Serge Loupien fait la somme, suivant dans chacun des chapitres quelques personnalités marquantes et démêlant autour d’elles l’écheveau des amis, des rencontres, des connections, des projets, dans un déferlement d’anecdotes aussi folles que l’époque qui les a générées.
De la jeunesse fougueuse du rock 60’s dans la France à papa aux désillusions qui succèdent à l’arrivée de la gauche au pouvoir en 81, l’ouvrage, écrit dans un style haut en verbe à l’image des intervenants qui y apportent leurs souvenirs, est donc extrêmement documenté : son sujet, Serge Loupien le maîtrise du bout des doigts. Pourtant, jamais il ne s’embourbe dans la théorisation ou le pédagogisme, il maintient, au contraire, chez le lecteur un vrai plaisir de découverte tout au long de ces 405 pages.
Ici, on est dans la gouaille de la rock critic à l’ancienne, et l’ennui ne saurait être de mise, tant Serge Loupien parvient à communiquer à son lecteur l’énergie des grands soirs… et la gueule de bois des petits matins !