[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#dd3333″]P[/mks_dropcap]hilippe Jaenada est un écrivain extraordinaire. En cela qu’il vous embarque dans son univers, dans sa vie, dans sa folie et dans ses obsessions. Il a reçu pour son dernier roman La Serpe, paru chez Julliard, le prix Femina. Et alors qu’autour de chaque remise de prix s’élèvent des polémiques assez automatiques, des marronniers aussi saisonniers que les résultats du bac, celui-là a semblé contenter tout le monde. C’est bien parce que c’est lui que même les esprits les plus chagrins n’ont pu que sourire et applaudir.
Pourtant, ce n’était pas gagné. Le héros, dénommé Henri Girard, s’avère de prime abord assez détestable, et Jaenada se montre d’abord assez peu intéressé par le destin de cet enfant gâté d’une famille qu’il a contribué à ruiner. Il fut l’auteur du Salaire de la peur, puis un journaliste engagé, notamment à propos des prisons. Lorsque son ami Manu, petit fils de Henri, parle à l’auteur de cet aïeul et l’invite à lui consacrer un roman, Philippe n’est pas emballé. Jusqu’à ce que son copain lui dise qu’il a été mêlé à un meurtre, celui de toute sa famille, et qu’il en a été acquitté, grâce à la défense d’un fameux avocat, Maurice Garçon.
La curiosité de l’écrivain est piquée au vif. Il va faire le voyage jusqu’à ce château d’Escoire, dans le Périgord, encore marqué par le souvenir de ce crime. Il entreprend le périple dans une voiture de location approximative, tourmenté par un voyant capricieux sur le tableau de bord, donnant lieu à ces digressions hilarantes qui le rendent si attachant.
Le meurtre qui l’amène à ce lieu fut absolument glaçant, barbare, un affreux bain de sang, un massacre à coups de serpe. Henri en était le coupable idéal. Tout l’accusait, absolument tout. A commencer par sa réputation catastrophique. Un panier percé imprévisible, irascible, caractériel, qui ne cessait de profiter de la générosité de son père (qui fut l’une des victimes, avec sa tante et leur bonne). Henri profitait de leur indulgence et de leur main toujours secourable. Ayant perdu sa mère adorée assez tôt, son père n’a pas su immédiatement parler avec ce fils au caractère difficile. Ce dernier fait songer à ces noceurs, irresponsables, incontrôlables et ingrats, qu’il est impossible de sauver d’eux-mêmes. Il porte en lui le désastre. Sa mise en cause et ses curieuses réactions n’étonneront finalement personne, tant l’individu paraissait grandement antipathique. A mi-chemin du roman, votre opinion de lecteur est faite. Il faut condamner ce sale type aux mauvaises manières que tout accable. Pas besoin d’y passer des heures. C’est l’évidence.
Or Philippe Jaenada n’a pas pour habitude de s’agglutiner avec les loups en hurlant « à mort » à destination du bouc émissaire qu’on leur aura désigné. Alors, ainsi qu’il l’avait fait pour Pauline Dubuisson dans La Petite Femelle, il va revenir sur chaque certitude, chacune des vérités que l’on croyait acquises et vous faire passer vos envies de guillotine. C’est cette intelligence du cœur qui l’empêche d’épouser le cliché, cette tendresse, ce sourire qui transparaît à chaque moment, qui souvent, fait songer à Georges Brassens. Cette manière de faire un pas de côté devenu si rare en nos temps de réseaux sociaux hystériques et arbitraires.
Jaenada va reprendre l’affaire, la rouvrir le temps d’un roman, avec la ténacité d’un inspecteur Colombo qui serait gagné par l’obsession d’une réhabilitation et d’une intime conviction. Il va se passionner pour des détails, pour les minutes du procès, pour chaque témoignage, pour l’agencement des pièces dans le lieu du crime, pour tout. Et on le suit comme dans un grand Cluedo. Il ne se dépare jamais de sa malice. De ces apartés qui sont comme des respirations dans son enquête dense et touffue.
A travers cet évènement, il ressuscite une époque, une France disparue. C’est un brillant raconteur d’histoire, en cela qu’il ravive incroyablement le souvenir et les codes d’un passé qu’on oublie. Et dans cet aller-retour permanent entre son présent et celui de Henri Girard, il rend à ce personnage toute sa complexité, toutes ses nuances. Car s’il a été acquitté, on a toujours cru que c’était davantage dû à la virtuosité de son avocat qu’à son innocence.
Cet homme que, dans un premier temps, on détestait comme tout le monde, on entend peu à peu sa voix. Ou plutôt ce qu’il n’a pas dit. Car au fond, il n’a jamais voulu revenir sur cette affaire. Henri a changé son nom pour adopter celui de Georges Arnaud (le prénom de son père et le nom de sa mère), il a été se ruiner en Amérique du sud, avant de se refaire une réputation dans le Paris littéraire des années 50 (notamment grâce au film de Clouzot, que Jaenada ne porte décidément pas dans son cœur, même si, une nouvelle fois après La Petite Femelle, il le croise). Et le massacre du château d’Escoire marque la grande césure de son existence. Le soupçon pèsera toujours sur lui.
Philippe Jaenada œuvre à déceler la vérité de cet homme sous la rumeur (ainsi qu’il l’avait fait pour Pauline Dubuisson). En enquêteur absolument minutieux. Il a la responsabilité des destins qu’il choisit de raconter. Il a ce côté justicier méticuleux. En vérité, jamais on ne plonge à ce point au cœur d’une affaire criminelle. Ici, on suit tout de sa recherche dans les archives. On voit sa conviction se former. Et surtout, il réussit le tour de force de changer notre regard sur cet homme, et les jugements que dans un premier temps, il semblait partager. Le lecteur admet peu à peu avec l’auteur qu’il a pu se tromper sur le compte de Henri Girard.
Ce n’est pas la moindre des prouesses de ce roman. Et c’est là qu’il devient bouleversant. Notamment quand il évoque l’amour qui transparaît des lettres échangées entre Henri et son père, son « vieux Georges », extrêmement émouvantes. Et qui cadrent si peu avec ce détestable garnement pétri d’ingratitude que l’on avait connu d’abord. Finalement, c’est aussi un roman sur les liens et les secrets au sein d’une famille. Toujours insondables, toujours tourmentés, dans ce clair-obscur que l’opinion publique ne pourra jamais voir. Parce qu’on ne peut jamais vraiment se détacher de ces humanités-là. Au fond, ils ne sont pas loin de nous ressembler ces gens. De lui ressembler à lui aussi, notamment, quand il évoque son propre fils, et nous fait partager son monde.
Et Philippe Jaenada, avec sa justesse, son humour, sa bienveillance, sa manière de contredire les idées reçues, permet de s’émouvoir d’un passé que l’on ignorait. Il met des noms sur des visages qui s’effaçaient peu à peu dans l’oubli ou dans l’opprobre. Le récit de ce crime devient celui d’une grande nuance, d’une grande humanité, qui interroge notre rapport aux informations, à la rumeur, au passé, à la famille, à la vérité et à nos certitudes.
« La Serpe » de Philippe Jaenada
paru aux éditions Julliard, août 2017.