La littérature québécoise n’en finit plus de déferler sur la France et sur ses voisins francophones. Il arrive même désormais que les parutions soient quasi-simultanées, sans qu’il ne soit besoin d’attendre que le roman soit exporté, comme c’était encore parfois le cas il y a quelques années. Une preuve s’il en fallait que les lecteurs d’ici sont aujourd’hui un public privilégié pour les éditeurs qui se font passeurs de ces romans venus d’un monde à la fois proche et éloigné.
Le Quartanier a cette année misé sur un premier roman qui ne peut que confirmer cette remarquable tendance. L’histoire qui nous est racontée par Emmanuelle Pierrot est épatante. Sa fougue est contagieuse : une fois commencé, il devient très difficile d’interrompre sa lecture tant l’autrice nous embarque dans son parcours singulier. Un récit dont la raison d’être est annoncée dès le titre. Ou comment la vindicte va se déchaîner sur une jeune femme dont l’essentiel des torts est d’avoir eu une jeunesse déglinguée.
« J’évoque des gens, des paysages, j’évoque une manière de vivre et d’habiter le territoire, je parle de mes amis, de nos jobs, de nos partys, de nos chiens ; on sniffe, on fume, on boit, on poppe des pills, on a du tun, on a très froid, il fait très noir, il fait très clair, il y a des feux de forêt partout. Pourquoi je te dis tout ça ? Pourquoi je raconte cette histoire là ? Tu le sais, je pense, pourquoi. Je raconte une histoire qui s’est répété un nombre incalculable de fois et qui continuera de se répéter».
─ Emmanuelle Pierrot, La version qui n’intéresse personne
Tom et Sacha sortent à peine de l’enfance lorsqu’ils prennent la route. Ils quittent Montréal et des atmosphères familiales plombées pour bourlinguer, jusqu’à leur arrivée à Dawson City, au fin fond du Yukon. Leur adolescence difficile les a profondément soudés et c’est finalement dans cette province anglophone au climat extrême, non loin de l’Alaska, très loin du Québec, qu’ils vont décider de s’installer.
Cette petite ville a l’habitude des itinérants car l’été, la région attire les touristes par milliers. Au tournant du XXe siècle, elle fut le théâtre d’une brève mais intense Ruée vers l’or. Restent de cette folle période les vestiges historiques de l’extraction aurifère et les miettes d’une ville champignon : un bon millier d’habitants à demeure, un célèbre cocktail à l’orteil humain – si si ! – et un esprit pionnier un rien déjanté. Une atmosphère qui colle parfaitement à nos deux inséparables ; quand la saison touristique est terminée, ils profitent pleinement de ce temps suspendu qu’est l’hiver polaire en vivant comme bon leur semble, entre drogues, alcool et amitiés. D’autant qu’ils ont adopté un chien-loup, la farouche Luna, avec qui ils s’emmitouflent dans les cabanes à peine chauffées qu’ils parviennent tout juste à se payer.
Ce récit est une petite bombe. Au-delà de ce décor atypique, il y a la démarche de l’autrice, désarmante de sincérité de tout raconter – les soirées plus qu’arrosées, les délires de jeunes allumés, les disputes et les rabibochages qui vont s’enchaîner.
Non seulement Emmanuelle Pierrot semble tout dire, mais elle le dit avec une plume qui vaut à elle-seule le détour. Son québécois sauvage mâtiné de sacres et d’anglicismes ne peut qu’ébahir le lecteur français. Une langue comme une lointaine héritière du joual peut-être, un français réinventé, électrisé, détaché du purisme parfois claironné des deux cotés de l’Atlantique. Un parler choc que l’on retrouve surtout dans les dialogues, est à la fois intelligible et étranger : il se traduit à l’instinct, sans difficulté. Une verve puissante, énergique, poétique parfois, tranchante aussi puisqu’elle exprime une jeunesse enflammée .
« Sally a surgi derrière nous, agitée comme si quelque chose de vraiment grave venait de se produire.
– Yo, elle a dit, il y a un mineur d’or qui vient de me donner son char !
– Hein ? j’ai fait. Juste de même ?
– Il déménage à Winnipeg pis il a pas le temps de le vendre.
Rob a soupiré.
– I wish que j’aurais des seins, moi aussi ».
─ Emmanuelle Pierrot, La version qui n’intéresse personne
Mais l’aspect qui agitera plus encore le lecteur est le sort qui sera finalement réservé au personnage de Sacha et à son double, la malamute désormais apprivoisée. Et si l’autrice a annoncé la couleur dès le prologue, elle ne veut rien précipiter.
Un choix judicieux : il permet au lecteur de s’imprégner jusqu’à devenir soi-même un membre de cette compagnie bigarrée. De mieux observer les amitiés évoluer, les rancœurs s’installer, les tensions monter. De comprendre de l’intérieur comment tout cela va doucement basculer. De ressentir les troubles de l’attachement aussi, de ceux qui ne manquent pas dans une communauté fragile et isolée, jusqu’au lien immense qui va se tisser entre la femme et l’animal. Avis aux hypersensibles d’ailleurs : l’histoire de la chienne est si poignante que certains seront avisés de lire quelques passages la main devant les yeux et le cœur bien accroché. A moins de faire de la louve un symbole: la loyauté indéfectible contre des individus morcelés.
Ce roman du bout du monde dit quelque chose de notre époque. Son approche rappelle l’importance d’établir les faits, d’écouter les points de vue et d’accepter la nuance. Cette Version qui n’intéresse personne est aussi un texte féministe en ce qu’il rappelle que les femmes auront toujours un peu plus tort. Qu’à comportement égal, surtout s’il est libéré, elles seront condamnées d’être imparfaites, passant de victimes à accusées. La narratrice le comprendra à ses dépens : lorsqu’elles déplaisent, elles redeviennent sorcières et montent sur le bûcher.
L’autrice dira d’un de ses personnages qu’il joue de la guitare « avec l’intensité viscérale et contrôlée que donne le talent brut » : une qualité qui s’applique à merveille à l’écrivaine Emmanuelle Pierrot. A l’autre bout du monde, une voix est née.