[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C'[/mks_dropcap]est un homme mesureur du temps (qui à l’occasion ne rechigne pas à compter les marches et les cartes de vœux) que l’on suit dans les 91 chapitres de ce livre, Le chronométreur, publié par l’excellent Quidam éditeur (qui a publié, au hasard et de manière tout à fait subjective, les magnifiques livres de Kate Braverman – avec une traduction épatante pour Bleue éperdument de Morgane Saysana – Julien d’Abrigeon, Romain Verger, Gabriel Josipovici etc.).
Une des missions du philosophe, rappelait Deleuze, est l’invention de concepts explicatifs ou, permettant de comprendre d’autres systèmes, d’autres « agencements ». Voici donc le concept d’« homme mesureur ». Celui-ci n’est pas (même si rien ne s’oppose à ce qu’il le soit) un homme mesuré au sens de celui qui pondère tout, réfléchit longuement, soupèse encore, et finit par choisir le milieu, l’eau tiède pour tout préserver, voire botte en touche. L’homme mesureur mesure tout, décortique en séquence la moindre distance, la moindre épaisseur de l’air, les transparences de la pluie, le moindre mouvement dans le temps.
Entre Kafka, Beckett, Michaux et Chevillard, il y est question, de la naissance à la mort, d’un homme, pâle, gris, il aurait certainement pu faire le choix de l’expertise comptable, dont la vie n’a pas d’autre sens que celui des aiguilles d’une montre ou plutôt du défilement des chiffres sur un chronomètre. S’il pourrait être capable de mesurer le temps que le sucre pourrait prendre pour se dissoudre dans son café, c’est à l’amélioration de la productivité dans une entreprise qu’il met toute son énergie avec ses mains, ses chronomètres, sa connaissance de l’espace. L’horizon du chronométreur étant de mener le taylorisme au plus près de la perfection. Mesurer par passion, pour optimiser le temps consacré aux choses faites, débusquer, trouver « les nouvelles étapes de travail qui doivent être effectivisées », être ainsi un employé parfait. « Tu es un bon chronométreur. Tu vois des solutions là ou les autres voient des problèmes. Tu as le coup d’œil objectif. Tu penses rationnellement et ne te perds pas en considérations personnelles ».
Comme toutes les passions, celle de quantifier le temps est difficile à cantonner dans le seul cadre de son emploi et notre chronométreur est un membre actif de la société Tayloriste. Il y débat des temps de pause légitimes, de l’aporie constituée par la micropause, de la définition de celle-ci (« se gratter la jambe, est-ce un exemple de micropause ?»).
On l’aura compris ce livre est drôle de bout en bout mais pas seulement. Il est aussi une métaphore lucide de l’absurdité du monde du travail, de son automatisation, de cette promotion irrationnelle du monde du travail contemporain visant la mise en place de nouvelles techniques de travail ayant pour objet, à terme, de faire disparaître le poste que l’on occupe.
« La mécanisation croissante du monde du travail fait que je mesure désormais plus de pressions sur des boutons que d’opérations artisanales. Quand je réfléchis à l’organisation future du monde du travail, me vient le soupçon que dans un monde très proche, je surveillerai probablement davantage de machines que d’hommes. Mais je comprends que cela ne devrait pas avoir d’influence sur mon travail ou sur l’expérience que j’en fais ».
On avale les pages sans voir le temps passer, on rit de cette folie quotidienne, des absurdités auxquelles conduit le chronométreur. Ce dernier, en revanche, ne sort pas indemne d’une vie de rigueur imposée par la mesure. Ainsi « pour me détendre, je m’amuse à exercer ma perception du temps. Il apparaît que mon cerveau perçoit une minute comme étant soixante douze secondes et quarante-deux centièmes ou soixante-quinze secondes et douze centièmes ou cinquante-quatre secondes et vingt-cinq centièmes ou soixante-trois secondes et quatre-vingt-dix-sept centièmes ou soixante-sept secondes et neuf centièmes ».
Le chronométreur de Pär Thörn traduit par Julien Lapeyre de Cabanes, Quidam éditeur, Janvier 2017.