[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]« [/mks_dropcap]J’ai essayé. On ne peut pas jouer seul aux échecs. On ne peut pas s’oublier au point de se surprendre.
Peut-on s’oublier au point de s’accueillir ? »
Une femme se construit un refuge high tech perché à flanc de montagne pour vivre à l’écart des autres. Non pas pour fuir, comme souvent, ni pour se retrouver, mais plutôt pour pouvoir s’examiner et trouver de cette manière des réponses aux questions que la condition humaine lui pose. Une manière d’auto-examen, l’expérience scientifique appliquée à son cas personnel.
On y suit son installation, comment elle se fixe des routines, comment elle subvient à ses besoins, son exploration des lieux. L’apprivoisement de l’espace est présenté avec un luxe de détails qui, pourtant, ne sont pas dénués d’enjeux romanesques. On prend plaisir à suivre à la fois l’évolution du mode de vie, les micro événements qu’un quotidien méticuleux transforme et grossit, et les réflexions personnelles sur certaines questions obsédantes. L’absence d’altérité est prégnante, et l’on aurait pu suivre encore longtemps la nouvelle vie de cette femme pleine de ressources, retrouvant dans cet intérêt premier du récit les sensations de ces hommes jetés par la tempête sur les côtes de L’Ile Mystérieuse de Jules Verne. Il n’est certes pas question ici de glorification de l’esprit humain ni de prouesses de l’ingénierie appliquée (quoique la présentation du refuge n’en soit pas exempte), mais d’une tentative de recréation d’une existence dans un paysage et des circonstances surprenantes.
Mais au-delà de cette première étape du texte, l’altérité fait son retour d’une manière d’autant plus surprenante et violente qu’elle surgit d’une solitude savamment entretenue. Le lecteur qui s’était lui-même habitué à ce calme des jours d’apprivoisement de soi, n’attend alors plus d’événement de la sorte. Et les questions de revenir, plus fortes, plus violentes. La pensée se précise à mesure que se développe enfin une relation à l’autre qui n’est pas forcément une remise en cause. Une relation à soi passant entre autres par l’altérité.
« Je ne peux pas, personne ne le peut, ne pas prêter attention à la présence d’un humain. D’une coccinelle, d’un geai, d’un Isard, d’une souris oui, mais pas d’un humain. C’est un fait. Dès que je vois un humain, j’ai l’idée d’une relation entre lui et moi. Je m’en rends compte. Je ne peux pas faire comme s’il n’existait pas. »
Céline Minard fait roman avec presque rien et déploie une inventivité, une imagination appuyées par un style précis. On est loin de tout débordement; débordement de la fiction, déversement du style pour le style. Une œuvre où narration et forme font profondément corps. Une œuvre rare donc, avec un usage superbe d’une langue qui reste très compréhensible et poétique, aussi bien lorsqu’elle décrit factuellement ce que fait sa protagoniste, lorsqu’elle se laisse aller à la description de ses sensations, ou quand elle pose ses interrogations philosophiques, jamais pesantes ni artificielles.
Le Grand Jeu, c’est celui que l’on joue avec soi-même, où l’on essaie de déterminer si l’on est son propre adversaire, ou un partenaire, peut-être; où l’on tente de se déterminer en dehors de toute relation humaine, en s’examinant méticuleusement, et en inventant les règles au fur et à mesure. Mais ce jeu est-il seulement possible ?
On pourrait croire (à tort) que ce texte parle de choses parfois ténues – une gageure tant le « presque rien » devient si souvent « je ne sais quoi » –, mais avec une belle profondeur et une grande force d’évocation. Sur ce type de sujet, les pièges sont nombreux. Céline Minard les évite tous et produit un récit universel qui gagnera certainement en force à la relecture. Un roman à relire au temps de l’immédiateté ? Autant dire un cadeau précieux!
« Sur une dalle ou une paroi en dévers, je suis consciente de mon mouvement général. Un bel enchaînement est un ensemble de mouvements accomplis dans la conscience des mouvements antécédents et la prescience, physique, des mouvements à venir. Les échecs sont-ils le jeu de l’impasse? Être dans l’impasse, est-ce avoir perdu? N’existe-t-il pas une autre réponse, une réponse sauvage? La marmotte acculée mord le bâton qui l’accule. Le lapin saute à la gueule du renard.
Lorsque tu n’as plus rien à perdre, c’est-à-dire encore tout, mais plus rien à ménager, plus aucun moyen de faire demi-tour, lorsque tu te retrouves à quatre mille cinq cents mètres d’altitude, sans piolet, sans corde, choqué par une chute qui t’a cassé deux côtes et ankylosé un bras, dans l’impossibilité de remonter au sommet d’où tu viens avec comme seule et unique perspective des contreforts verticaux et glacés, tu es dans une impasse, hors d’espoir, toute alternative évanouie, tu mords le rocher.
Le mouvement qui a lieu dans cette forme de l’engagement ne déplace pas l’air et n’a pas lieu dans l’espace où nous vivons habituellement. Il est hors-jeu, au-delà de l’impasse. Extatique ? »
Le Grand Jeu, Céline Minard, éditions Rivages, Août 2016.
Photo bandeau : Elizabeth Carecchio