DAY 11
Brandon
Je tenais le ventilateur à la main. Jennifer était endormie (ou inconsciente ?) à côté de moi. Sur le flan gauche de son crâne ne subsistaient que quelques touffes de cheveux éparses. Les autres étaient coincés dans les pales du ventilateur. C’était pas beau à voir. Je ne savais pas si je devais la réveiller ou la laisser dormir. Alors je suis resté debout, le ventilateur à la main. Et j’ai pleuré en regardant ma petite sœur.
Et pendant quelques secondes, j’ai eu l’impression de flotter comme dans un rêve. J’étais là encore, mais plus vraiment. Je revoyais notre maison de Bismarck. Le cerisier en fleur dans le jardin, qui avait été offert à Rosa Sefshkenaze par un voisin et admirateur japonais qui lui avait fait livrer un jour par camion et qui avait valu cette phrase à Morris Sefshkenaze : « Ils sont pas rancuniers ces Japs. Avec ce qu’on leur a foutu sur la gueule en 45… ». Ce à quoi Rosa avait répondu : « Le raffinement oriental, Morris, c’est quelque chose que tu ne pourras jamais comprendre ».
Je me revoyais caché dans le cerisier en train de canarder Jennifer avec des noyaux de cerises dès qu’elle mettait un pied dans le jardin. Et elle criait » Maman, Brandon m’a encore tâché mon t-shirt blanc », faisant virevolter ses nattes de colère. Et Rosa lui répondait immanquablement « Brandon, arrête d’embêter ta sœur, elle est plus jeune que toi, elle ne peut pas encore comprendre ton humour juif ».
Et puis le jardin a disparu. J’étais maintenant dans ma chambre. Allongé sur mon lit. J’avais 15 ans ou quelque chose comme ça. Je tenais ma guitare sur moi et j’essayais de trouver les accords d’une chanson des Monkees que j’aimais pas spécialement mais dont je savais qu’elle plaisait à Belinda Carsinovitch, la meilleure amie de Jennifer.
Belinda Carsinovitch était dans notre classe au lycée Milton Friedman. Il courrait sur Belinda pas mal de rumeurs. Notamment, et ce qui lui valait une certaine notoriété, qu’elle avait déjà couché avec des garçons.
J’espérais secrètement que c’était faux pour pouvoir être le premier, tout en pensant que si c’était vrai, je ne serais peut-être pas le premier, mais que ça rendrait les choses quand même un tout petit peu plus facile.
Bref, cette petite bombe ashkenaze de Belinda Carsinovitch était la meilleure amie de ma petite sœur jumelle et je n’arrivais pas à savoir si c’était une chance ou non.
Au moment d’une transition un peu difficile entre un accord de Do Majeur et un accord de Sol Majeur, Jennifer est entrée comme une furie dans ma chambre sans frapper à la porte.
Je lui ai hurlé dessus « tu peux pas frapper, bordel de merde, je t’ai déjà dit mille fois que ma chambre était un sanctuaire et que tu n’avais le droit d’y entrer qu’avec mon autorisation ».
« N’engueule pas ta sœur », a dit une petite voix juste derrière Jennifer. « C’est moi qui ai voulu entrer, j’adore I’m a Believer« ….
Belinda a alors passé sa tête à travers l’embrasure de la porte. Elle avait une nouvelle coupe de cheveux qui lui allait à merveille et un t-shirt qui laissait deviner ses petits seins naissants qui faisaient fantasmer tout le lycée Milton Friedman.
J’ai bafouillé « ah bon, tu tu tu aimes bien I’m a believer, c’est marrant, c’est ma chanson préférée ».
A ce moment-là Belinda s’est assise près de moi, elle a posé une main sur mon genou gauche et elle m’a dit « tu m’apprendrais à la jouer à la guitare ? ».
J’ai tourné la tête pour regarder Jennifer et voir si les deux copines n’étaient pas en train de me faire une blague. Mais non, ça avait l’air très sérieux : Belinda Carsinovitch me demandait à moi, Brandon Sefshkenaze, de lui apprendre à jouer de la guitare.
J’ai dit « oui, bien sûr même si j’avais les mains très moites et une envie incompréhensible d’aller immédiatement aux toilettes. Du coup j’ai dit « attends j’arrive tout de suite » et j’ai quitté la chambre en entendant Jennifer et Belinda glousser.
J’ai pissé aussi vite que j’ai pu. Mais quand je suis revenu dans ma chambre, les filles n’étaient plus là. Il y avait juste sur mon lit, un petit mot écrit à la va-vite sur lequel était scotché une petite mèche de cheveux de Belinda : « nous avons dû filer Brandon, Jennifer avait oublié qu’elle avait son entrainement de cheerleaders cet après-midi et je lui avais promis de l’accompagner. Je te laisse quelques cheveux à moi, Jen m’a dit que tu les aimais bien »…
J’ai senti comme une bouffée de chaleur qui m’envahissait. J’ai fermé les yeux.
Quand je les ai rouverts, Jennifer était allongée à côté de moi, se touchant le crâne avec la main gauche et me demandant d’une voix cotonneuse : « qu’est-ce que tu fais avec mes cheveux coincés dans ton ventilateur ? ».
J’ai lâché le ventilateur et je suis parti en courant en hurlant : FUCK YOU AVIGNON !!!!!!!