Day 8
Jennifer
Ça a été dur de dire à Brandon que j’irais sans lui. Il était déjà en train de demander à Abz si elle pouvait repasser sa chemise. Abz a dit « Plutôt crever, Brandon. « David a dit qu’il voulait bien, mais qu’il ne garantissait pas le résultat. Alors, j’ai dit très vite : écoutebrandondésoléemaistunespasinvité.
– Ha ben ça m’arrange, je n’ai pas du tout envie, mais alors pas envie du tout de passer une soirée avec des intellectuels de gauche , je préfère boire des bières ici avec David. Mais vas-y avec Abz, parce que je vais pas être tranquille si je te sais avec tous ces fuckin dragueurs français. « Plutôt crever, Brandon » a dit Abz.
Bref, j’y suis allée toute seule. David a dit qu’il connaissait tout le monde et qu’il était certain que tout se passerait bien, qu’il garantissait la sauvegarde de ma vertu.
J’étais très contente d’y aller seule, parce que bon, j’adore Brandon mais c’est quand même mon frère, et quand il est là, je me sens juste une sœur, pas une fille. Et hier, quand ils sont tous venus me taper sur l’épaule et me féliciter après notre concert à la cour des papes, en me caressant les cheveux, je me suis sentie une fille pas du tout sœur, et j’avais envie que ça continue.
Le grand chauve qui m’avait invitée à la sauterie était dehors et Il fumait une énorme cigarette qui sentait le patchouli. Il a dit : Hey mais c’est la petite américaine, tu connais le French kiss, ma petite iroquoise ? Et il a ri tout seul pendant trente secondes. La jeune femme blonde qui l’accompagnait a secoué la tête et m’a dit : Fais pas attention, il est raide. Viens plutôt à l’intérieur, je vais te présenter tout le monde, on fête le succès de Louis Durefrance, tu sais…
- oui oui j’ai dit, mais je ne comprenais ni de qui ni de quoi elle parlait.
C’était une petite taverne où étaient réunis au moins deux cent personnes, qui braillaient à qui mieux mieux, il y avait des bruits de verre, des éclats de rire perçants, çe genre d’atmosphère où vous vous sentez plus étranger qu’un inuit en Nouvelle Calédonie ou qu’un syrien à la frontière française. Je me suis sentie au bord de la crise de panique. Je me tenais à une chaise parce que je sentais que j’allais mourir tout de suite. Et là, une grande main m’a retenue et je n’ai pas vu le visage de cette main si je puis dire et je me suis retrouvée à nouveau dehors, à l’air libre. J’ai vu deux yeux bleus et autour le visage d’un garçon qui souriait : ça va , tu te sens mieux ?
- Oui, merci, j’ai eu très chaud et…
- Tu as fait une attaque de panique, non ? Moi , j’en faisais tout le temps avant de rentrer sur scène, mais c’était avant que je me trouve comme comédien.
- Ha tu es comédien ?
- Mais oui, tout le monde est comédien à Avignon.
- Ha moi je ne suis pas comédienne, je suis musicienne.
- C’est du pareil au même, il a dit avec un rictus et il a levé les bras au ciel en criant : on est tous dans la même galère dès lors qu’on veut exprimer quelque chose, dès lors que nous sommes au service de l’art, c’est un sacerdoce, et puis soudain il a dit beaucoup plus bas : mais un sacerdoce que nous aimons, que nous voulons. Que nous désirons.
- Moi, je fais des chansons tu sais avec mon frère Brandon on n’est pas trop au service de l’art, on est plus du genre à rendre service pour un mariage ou jouer entre potes …
- Ne te dénigre pas comme ça, je t’ai entendue hier, tu as une voix. Tu as quelque chose à dire. Il m’a pris la main et il a regardé mes seins : tu as une très belle ligne de destinée, il a dit, je suis sûr que tu feras de grandes choses. Et il m’a montré sa propre main : regarde, il m’a dit , ma ligne de destinée est presqu’identique et cela explique cela.
- Mais quoi au juste ?
- Qui aurait pu croire que Louis Durefrance, qui jouait dans « le miel et les frelons », « mes connards de voisins » et autres séries d’heure de l’apéro deviendrait ce que tu vois ? Et il se tenait devant moi , les bras écartés.
- Ha mais c’est toi, Louis Durefrance ?
- Hahaha , bien sûr que c’est moi.
- Excuse moi je n’ai pas vu ton spectacle, c’est quoi exactement ?
Il a reniflé, il a repris ma main, Il a levé la tête vers la nuit et il a dit « C’est un spectacle sur la faim dans le monde que j’ai mis en parallèle avec la fin dans la tombe, et l’afin qui nous inonde qui est une allégorie de la société de consommation. C’est un texte mais sans mots, c’est un geste mais dans le noir, c’est un mouvement mais immobile. C’est une mise en scène sans scène. »
- Et tu joues dedans ?
- Il n’y a pas d’acteurs…
- Et ça marche bien ?
- Quasi Complet chaque soir depuis le début du festival.
- Bravo, j’ai dit. Et je lui ai parlé de David qui joue deux spectacles chaque jour et qui affiche complet pour les deux. Je suis drôlement contente pour lui.
- Mais il y a des acteurs dans ses pièces’?
- Oui. Enfin un. Il joue plusieurs personnages.
- Il n’est pas loin de toucher à l’essence du jeu alors. Encore un acteur d’éliminé et il aura atteint le point de culminance. La route est longue, même s’il n’y a pas de route.
Comme je ne savais plus quoi dire, je lui ai offert un chewing-gum goût Burger King que j’avais dans la poche de mon jean depuis Bismark… Il l’a mâché et recraché immédiatement.
- C’est dégueulasse
- C’est quoi dégueulasse ? j’ai demandé.
Et là, Louis Durefrance, il est devenu fou, il m’a serrée contre lui et il a essayé de m’embrasser en poussant des ricanements de hyène et en faisant des moues de singe . Je lui ai envoyé un coup de boots bien placé et il a gémi « hey hey mais pourquoi…. » en se tenant l’entrejambe.
- C’est un coup de boots sans boots, j’ai crié
Et j’ai couru sans me retourner jusqu’à notre rue, grimpés les escaliers quatre à quatre. Tout le monde était couché, mais Brandon s’était endormi, assis sur le canapé, à m’attendre, sa guitare sur les genoux. Avec sa belle tête de bébé qui a grandi trop vite. J’ai effleuré ses cheveux (il en a presque plus que moi maintenant), il a murmuré » fuckin mosquitoes » dans son sommeil et je suis allée me coucher.