Day 4
Jennifer
Ce devait être des vacances à la mer. Brandon devait composer des chansons. Abz et David devaient nous faire visiter les environs.
En réalité, la mer est à deux heures de route, David passe son temps à faire des filages pour ses spectacles. Le filage, en fait, c’est s’asseoir à une terrasse, dans le peu d’ombre que tu peux trouver dans cette ville caniculaire, et boire des bières avec des gens qui doivent faire leur filage eux aussi. Abz passe son temps à téléphoner à son fils pour savoir s’il va bien et à envoyer des lettres d’injure à une société de déménagement. Brandon, sous prétexte de chercher l’inspiration traîne ses vans dans les ruelles à penser à celle dont on ne doit pas prononcer le nom. Jeudi, il s’est même battu avec des manifestants ou quelque chose dans ce goût-là, après m’avoir semée dans la rue. Quand nous l’avons retrouvé dans la soirée, il a baragouiné quelque chose à propos de pantalons trop grands. Je me sens terriblement seule. Je me sens terriblement abandonnée. Je marche seule dans les rues et je n’ose pas dire non à tous ces gens qui me donnent des flyers. En 48 heures, j’ai récupéré 347 flyers. Je n’ai aucune idée de l’endroit où les jeter quand nous devrons partir.
Je me refuse à subir, je me refuse à compter sur mon frère englué dans la violence, je me refuse à ne pas recycler le papier. Je vais faire de ce voyage un terreau d’où poussera un album, un album composé par moi même avec moi même. J’ai déjà essayé il y a quelques années, j’avais plusieurs chansons, comme ça, et puis on a commencé à tourner avec Brandon sur les radios de Bismarck avec nos reprises. Et j’ai oublié que j’étais une compositrice. J’écris des textes depuis longtemps, je tiens un journal intime depuis mon année de cinquième quand Peter Sarfatisenthal s’était assis à côté de moi en classe d’histoire et que je ne croyais pas qu’au hasard. Mes connaissances en musique n’ont rien d’académique et ressemblent à une carte du monde rongée par des souris boulimiques. Alors, J’y vais à l’instinct. Je marche seule par exemple sur le pont d’Avignon et je me dis que déjà, » je marche seule » , c’est un super titre pour une chanson. « Sur le pont d’Avignon » aussi.
Je suis américaine et il faut dire que si ça ne sert pas à grand chose, musicalement c’est une chance. I Walk alone, ça a de la gueule, ça ressemble à une photo de rails abandonnés, dans le Dakota, avec des montagnes sépia en arrière plan. Et des nuages de poussière sous mes bottes…
I Walk alone,
and I don’t care,
no I don’t give a fuck.
To the chains at my neck
A l’instinct, je te dis, à l’instinct.
Je m’assois en terrasse, rue des Teinturiers, ma pile de flyers (34 de la maison à ici ) à droite, et je note des idées. J’aperçois David en plein filage, une bière devant lui, une blonde à sa gauche. Une rousse à sa droite. (la rousse et la blonde ne sont pas des bières). Abz est penchée sur son portable. Brandon écrase des moustiques en ricanant. Tous ces gens qui se perdent à chercher un sens à leur vie, tous ces gens qui cherchent à donner de la vie à leurs sens, et moi.
And I
And I
And I.
Un jeune homme s ‘approche, se plante devant moi, et attend. Je le congédie d’un geste de la main, je n’ai pas envie de perdre mon temps avec une amourette de vacances. Mais il reste là, planté.
Planted. You see, I am planted.
And in a world where everybody thinks he’s steady
I »m the only one to be proud to be at your knees.
C’est terrible comme les français sont dragueurs. Je lève la tête. Parce qu’il est toujours là.
» Qu’est ce que vous prenez ? Vous devez consommer, mademoiselle, si vous vous installez ici. »
On the bridge of Avignon
Peuple dance people dance
People dance around.
In circles.
Je crois vraiment qu’on tient un album.