[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#eb9d54″]C[/mks_dropcap]ette année restera celle où j’ai découvert Sigolène Vinson, par son dernier livre en date, Les Jouisseurs, paru aux Éditions de l’Observatoire.
J’ai fait un boucan d’enfer. J’en ai parlé à tout le monde dès qu’il était question de rentrée littéraire.
« On s’en fout bien de la rentrée littéraire. Lis celui-là, c’est du Rimbaud, c’est du Faulkner, c’est de la sensation, c’est de l’art abstrait ».
J’en ai fait des tonnes, en pensant chaque mot. Découvrant Le Caillou, en parlant ici. Écrivant une lettre à cheval sur mon Albatros comme une improbable Khaleesi, une déclaration d’amour à son roman et à son écriture. Cela suffisait peut-être. Je ne voulais pas passer pour un obsessionnel ou une groupie hystérique.
C’était compter sans Lilie, notre cheffe bien-aimée, qui m’a dit un matin en gros : « Si tu ne parles pas de Sigolène, alors j’ai peur que personne ne le fasse ». Une offre que l’on ne peut refuser, surtout quand on a aimé si fort. Docile et craintif, je m’exécute.
Sont rares les livres qui prennent la valeur de souvenirs. De dates dans une vie de lecteur. Se dire que ça existe encore, les émerveillements, les épiphanies. Se dire qu’au milieu des romans à intrigues, il y a encore des voyants, au sens rimbaldien. Qu’on les publie encore. Que c’est simplement possible.
On entre sans trop savoir dans ce roman étrange, protéiforme, sans concessions. Le style est sec et exigeant, comme toujours avec elle. On ne sait pas de quoi il s’agit. Un automate est volé dans un musée. Il est nommé « l’écrivain ». Son ravisseur, Olivier est en panne d’inspiration, un temps collectionneur de trains miniatures, il bute sur le roman qu’il sait porter en lui, sans en trouver les mots.
Sa compagne Éléonore est représentante médicale pour un labo. Elle va bientôt consommer les psychotropes qu’elle vend, en quête d’ivresse, en quête d’oubli et d’inspiration. C’est ainsi qu’elle va dicter ses mots à « l’écrivain ». Un matin, il se met en marche et commence à rédiger l’histoire de la caravane Wintherlig avec ce couple étrange, Ole et Léonie, convoyant des chargements d’alcool douteux dans le désert du Maroc d’il y a deux siècles. Olivier tente de décrypter le mécanisme du mystérieux androïde en écrivant une notice technique, quand Éléonore se perd de plus en plus loin dans ses blackouts et ses visions.
Ce roman, c’est un tourbillon entre plusieurs dimensions. Trois histoires en une et trois mystères à déchiffrer. Comme des rêves chamaniques que l’on doit interpréter. Les chapitres courts font l’effet de flashs successifs. De ces premières ivresses dont on dit d’abord dans notre prime jeunesse, « Mais ça ne me fait rien ? Tu es sûr que ça marche ? ».
La langue de Sigolène Vinson est belle comme de l’absinthe. On peut s’y perdre, dans cette incandescence nue. On n’a plus l’habitude de ceux qui osent encore danser au bord des gouffres.
J’ai été absorbé par cet univers. D’abord interloqué, comme quand quelque chose est nouveau et que rien ne vous y prépare. Il faut lire ce roman comme on savoure un grand vin. En détailler les parfums, les saveurs, les visions qui s’incarnent à chaque mot. Peu de mots en vérité pour tant de sorcellerie évocatoire. « Minimaliste » pourrait-on dire. « Dépouillé ». « Intransigeant ».
Depuis que je la lis, je cherche un adjectif qui dirait réellement la richesse qu’il y a dans tout cela. Je ne l’ai pas trouvé encore.
On est plongé au cœur de métaphores qui peu à peu s’affirment comme des aurores. De couleurs insoupçonnables, de nuances que l’on n’avait pas remarquées d’abord. Et le sortilège s’affirme.
Ces personnages qui sont comme des émanations, des doubles jusque dans leurs noms et dans leur trajectoire, cette fuite en avant pour ne plus ressentir, pour enfin être heureux. Par delà l’espace, le temps, l’époque, le contexte.
J’ai évolué dans ce roman comme en un paradis artificiel. J’utilise l’expression à dessein. Je n’ai pas aimé si fort depuis Baudelaire. On s’y perd comme dans un vertige et on y demeure avec une certaine volupté.
Car notre perception devient aussi bouleversée que celle des héros. Un méthodique dérèglement des sens. On partage l’écriture d’Éléonore, la perplexité d’Olivier. On est au XIXe, à suivre cette caravane étrange, ému par les liens de ce couple que le périple sépare.
En quête de joie, en quête de vie, en quête de soulagement, en quête d’indolence. En quête de la jouissance qui ici pourrait tout envahir. En quête d’oubli.
Parce que vous avez touché du doigt ce que vous croyiez connaître.
Peut-être allez-vous redécouvrir ici un peu du mystère et de l’indicible élan qui vous a fait aimer la littérature.
J’ai eu pour ce livre et ce style l’émerveillement d’un enfant à qui on raconte une histoire pour la première fois.
Un truc du ventre.
Un truc du coin du feu.
Un truc ancestral.
Un truc qui peut-être m’échappe un peu.
Il y a des livres et des découvertes qui marquent une vie. Des mots qui s’inscrivent en vous comme des tatouages. Des musiques ou des films qui accompagnent et bouleversent longtemps. Des mirages plus vrais que tout ce qui vous entoure.
Je me souviens de ce livre comme l’on se souvient d’un rêve.
Je ne l’oublierai jamais.
Les Jouisseurs de Sigolène Vinson
paru aux Éditions de l’Observatoire, 23 août 2017
Nous nous sommes rencontrés à Nancy, justement en présence de Sigolène et je t’ ai (est-ce que je peux dire « tu ») combien j’avais aimé ta lettre. J’ai lu, sur ton blog, bien d’autres billets et j’en suis restée pantoise. C’est sûr, ta newsletter, je m’y suis inscrite. a bientôt le plaisir de te lire