À l’heure où l’automne impose sa grisaille atone, si l’on prenait le large vers un ailleurs ? Direction Les Marquises, à l’ombre de ses Soleils Noirs, pour se prélasser sur ses deux longues plages musicales nimbées d’étrange et de mystère. À mille lieues des images habituelles qu’évoquerait le seul nom de cet archipel.
Rencontre avec Jean-Sébastien Nouveau, l’organisateur compositeur de ce voyage intérieur, sorti ces derniers jours sur le label Disques Normal.
Addict : Depuis 2010, Les Marquises existent. Comment as tu crée cette entité ? Qu’y a-t-il eu avant ? Et d’où vient ce nom ?
Les Marquises : Juste avant la création des Marquises j’étais dans le groupe Immune que nous menions avec Martin Duru, mon acolyte de toujours, accompagnés du guitariste-chanteur Gary Soubrier, et de mon frère Julien Nouveau à la basse. Nous avons réalisé deux albums, Sound Inside et Not Until Morning, puis j’ai voulu créer un projet où je serais le seul décisionnaire, et c’est ainsi que j’ai créé Les Marquises.
J’ai débord imaginé cette entité comme un collectif dont je serais le noyau dur auquel viendraient s’agréger des invités selon mes désirs. Pour des projets qui me sont très personnels, je n’aime pas du tout la dynamique de groupe où il faut composer à plusieurs et avec toujours les mêmes membres. Avec Les Marquises j’ai voulu me garantir la possibilité de rester libre.
A l’époque j’ai découvert le morceau de Jacques Brel, Les Marquises, que j’ai adoré. L’ambiance qu’il décrit est magnétique et mystérieuse, et j’avais envie d’être là-bas, dans ce monde. De plus j’aimais l’idée que les Marquises soient l’archipel le plus éloigné de tout continent.
Tu sors un nouvel album ces jours ci, peux-tu nous parler de sa conception ?
Les Marquises : Durant ces dernières années, je n’ai pas pu voyager à l’étranger. Il y a eu le confinement, puis je suis devenu père. J’avais pris l’habitude auparavant de faire un ou deux « grands voyages » par an, et cet arrêt m’a frustré. C’est comme s’il m’avait manqué quelque chose, que je n’avais plus ma dose d’ »ailleurs » à laquelle je m’étais habitué.
De ce fait, cette frustration m’a amené à désirer voyager par la musique, à créer des sortes de longues dérives où l’esprit peut errer et divaguer. Quand je suis à l’étranger j’adore être dépaysé et perdre le contrôle. J’aime être juste là, à marcher, à regarder, sentir,… je n’ai aucun projet de construction, d’organisation. Je suis juste là à vivre, à découvrir, et ça me ravit. Au quotidien je n’arrive pas à combler ce manque par autre chose. Mais faire de longs morceaux m’a tout de même aidé à pallier ce manque. Je voulais me shooter en quelque sorte par la musique. Me faire quitter le « là, ici, maintenant », pour être là où je n’étais pas : un ailleurs qui m’aspire et me fait m’oublier.
Tu as auparavant multiplié les collaborations. Tu te retrouves quasiment seul sur ce nouvel album. Est-ce ta volonté de tout créer de ton côté ? Que devient Martin Duru avec qui tu avais sorti La Battue ?
Les Marquises : Les faits d’être confiné et père m’ont poussé à perdre une sorte de solitude et d’intimité, et cet aspect n’était pas évident pour moi. J’ai besoin de me replier, de m’isoler, et de n’être responsable de rien, ni personne parfois. Ces raisons m’ont poussé à vouloir faire de la musique seul, sans partager, sans à avoir affaire à un autre regard. J’ai composé l’album seul dans un premier temps, et à un moment tout de même j’ai senti la nécessité d’ouvrir le jeu quand tout me semblait assez construit, et c’est là que j’ai fait appel à Agathe Max. Elle a enregistré beaucoup de matière et après j’ai fait le tri. Elle m’a laissé libre d’utiliser ses prises comme je le souhaitais. Là dessus elle a été super, car ça n’est pas évident de perdre le contrôle de ce que l’on fait.
J’ai proposé à la fin à Martin d’ajouter des prises pour compléter s’il le souhaitait, mais il n’a pas voulu intervenir. Il a jugé que c’était mon projet, et que c’était bien que j’aille au bout seul, sans lui. Mais en live il m’accompagne – Martin n’est jamais bien loin de moi. Nous jouerons soit tous les deux, soit en trio quand Agathe pourra se rendre disponible. Mais elle habite à Londres, donc ça n’est pas toujours évident.
Album instrumental quasiment ou en tout cas, sans ta voix. Est-ce que l’expérience Recorded Home a changé quelque chose dans ta manière de créer, d’aborder la musique ?
Les Marquises : Oui, il est certain que la création de L’Angle du Monde m’a donné le goût des longs formats. L’approche n’est tellement pas la même quand on travaille sur la durée.
Avec des morceaux plus « pop » comme les titres de La Battue, je recherche une sorte d’efficacité, de sensation « pop » justement. Alors qu’avec des morceaux de 20 minutes, la difficulté est vraiment de savoir combien de temps on fait durer les choses, car on cherche plus à captiver, à saisir sur la longueur. La narration n’est pas la même. Elle est diluée. Je cherche souvent à savoir comment on glisse d’un tableau à un autre, comment on peut faire muter la musique sans qu’on se rende compte toujours des changements.
Soleils Noirs se compose de deux longs morceaux instrumentaux (agrémentés de quelques voix). Était-ce ton intention dès le départ ? Comment s’est passée la composition de ce nouvel album ?
Les Marquises : J’ai longtemps hésité à poser ma voix sur ces morceaux et ça aurait tout changé. Dans l’approche du mix, du déroulé, de l’écoute des arrangements. Ce que je constate, c’est quand on regarde un tableau comme La Joconde, on est happé par le premier plan, le visage, puis le regard circule, on regarde le fond, ça crée un ensemble structuré, mais le visage demeure le plus important et on ignore davantage le fond. Je pense que ça fait la même chose en musique dès lors qu’il y a de la voix. La voix attire, se fait écouter en premier lieu, et la musique devient un fond auquel on s’intéresse, mais ça n’est pas le sujet numéro un.
Après si on enlève Mona Lisa et qu’il ne reste que le paysage flou, on risque de perdre le spectateur. Par manque d’accroche, il peut lâcher le tableau car le paysage est trop insaisissable, indistinct. Avec Soleils Noirs, j’ai voulu essayer de faire quelque chose de saisissant et prenant sans avoir recours à un visage ou quelque chose de figuratif trop évident. Je voulais que les sons soient là face à l’auditeur, au premier plan, et qu’on les considère comme tels.
La composition de cet album s’est faite de manière chronologique et pas à pas. Cela a été long car je voulais mener des voyages cohérents et riches, tout en évitant les effets trop faciles. J’ai essayé aussi d’être assez « lâche » pour que l’esprit puisse naviguer. Il y a des parts d’erreurs, de hasards, car je ne voulais pas tout contenir, tout diriger parfaitement. J’ai voulu éviter une certaine rigidité d’esprit que j’ai parfois à tout vouloir maitriser, à tout corseter pour laisser de la place à un certain vide
Le silence semble avoir une importance assez grande dans ce nouveau disque. Des notes qui se répètent, s’entremêlent puis se taisent petit à petit une à une. Peux-tu nous en dire plus ?
Les Marquises : Cela me fait plaisir que tu soulignes ce point car j’ai eu peur à un moment d’être trop dense, trop massif. J’ai aménagé pour ça de longs moments où il ne se passe pas grand chose comme la fin de L’Etreinte de L’Aurore par exemple. Et j’ai aussi été très économe en notes. Sur L’Etreinte de L’Aurore, je scotche sur quelques notes comme si on était bloqué, que les mélodies n’arrivaient pas à sortir, à émerger.
Martin m’a suggéré d’ajouter des notes aux voix en en faisant davantage, mais je n’ai pas voulu me lancer là dedans car j’avais peur de perdre cette économie. De plus en restant minimal, on écoute plus les sons eux-mêmes. Si l’on met trop de mélodie, on l’écoute avant tout et on n’écoute plus le caractère des sons. Dans Le Sommeil du Berger, là aussi ça stagne beaucoup. Il était par exemple question d’enrichir le rythme, mais là encore j’ai préféré rester sur ce pattern qui se répète sans fin, sans nuances. Changer le pattern aurait été bien trop parlant, significatif. Je suis obsédé par l’idée de faire une musique avec le minimum de mélodie possible.
À côté du format physique pour Soleils noirs, tu proposes au format digital un morceau chanté/parlé : L’Ailleurs. Pourquoi ne pas l’avoir intégré au cd ou au vinyle ? Une sortie en 45 tours serait-elle envisageable ou trop coûteuse financièrement ?
Les Marquises : Quand j’ai fait écouter Soleils Noirs à Martial des Disques Normal, il n’y avait que L’Etreinte de L’Aurore et Le Sommeil du Berger. Ensuite on a pris contact avec l’attachée de presse, et quand elle m’a demandé un clip pour promouvoir l’album, je me suis aperçu qu’il y avait un souci. Personne n’écouterait et encore moins ne regarderait un clip de 20 min sur YouTube… Ensuite je me suis dit que si une radio voulait nous soutenir, elle ne le pourrait pas. De ce fait, j’ai repensé à une démo que j’aimais beaucoup mais dont je ne savais que faire. Elle était instrumentale, et j’ai pensé alors à la reprendre pour en faire un morceau de 3:30 avec du chant en français ! Comme ça, l’attachée de presse et les radios auraient le morceau parfait au cas où. Mais ce qui est vraiment intéressant, c’est que ce morceau résume en fait tout le projet de Soleils Noirs. Il énonce mon intention : donner à voyager et découvrir autre chose.
Si quelqu’un souhaite sortir L’Ailleurs en 45 tours, je suis partant ! J’aimerais beaucoup le faire, mais financièrement je ne suis pas sûr que cela soit une affaire.
Je trouve Soleils noirs assez sombre. En l’écoutant, je ressens une sorte d’urgence, à l’image de ces espèces de sirènes qui résonnent sur le début du morceau de la face B.
Les Marquises : Il y a un appel, mais je ne vois pas trop d’urgence. Pour moi, avec ces deux morceaux, on assiste à deux naissances qui amènent vers deux univers distincts mais je pense complémentaires. Après, les naissances, ça se fait un peu dans la douleur, et dans une sorte de lenteur souvent.
Sur ton site, tu définis ta musique comme de la « pop expérimentale ». Je vois de moins en moins le côté pop chez toi et le côté expérimental qui prend le dessus. C’est même flagrant pour moi sur Soleils Noirs. Penses-tu te diriger encore plus vers ce versant expérimental ou revenir à des choses plus pop dans le futur ?
Les Marquises : Je déteste les étiquettes en musique. Et je pense que la musique des Marquises n’est ni « pop » ni « expérimentale », mais qu’elle doit se trouver entre les deux. J’aime la pop, son côté efficace, mélodique, émouvant, mais je n’aime pas son formatage, et ma musique n’est pas du tout expérimentale – je suis trop classique pour ça, mais pour ceux qui aiment la pop, elle l’est ! Donc voilà…
J’ai des démos pour un prochain disque mais c’est un peu tôt pour savoir ou tout ça ira. Tant qu’un album n’est pas sorti et que l’on ne l’a pas joué sur scène, j’ai du mal à savoir ce que je désire. Là maintenant, j’aurais envie de faire un album avec des morceaux courts et longs, chantés et instrumentaux. Une sorte de mix en fait. Je sais juste qu’il y aura du chant exclusivement en français, et que je sais la couleur générale que je veux donner.
Pour finir, trois disques, trois livres, trois films/séries pour toujours, qui ne te quitteront jamais ?
Les Marquises :
– Trois disques :
– Mark Hollis , Mark Hollis (1998 – Polydor)
– Robert Wyatt, Dondestan (1991 -Rough Trade Records)
– Tindersticks , Tindersticks (1993 – This Way Up)
– Trois livres :
– Ken Kesey , Et quelquefois j’ai comme une grande idée (1964)
– Brian Eno, Une année aux appendices gonflés : Journal (1998)
– Jim Harrison, Nord-Michigan (1984)
– Trois films ou séries :
– Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel, Leviathan (2012)
– David Lynch, Twin Peaks (1990-1991 puis 2017)
– Michael Cimino, Voyage au bout de l’enfer (1978)
Les Disques Normal – 17 novembre 2023
En concert le 22 novembre à Besançon (Bains Douches Battant) et le 15 décembre à Lyon- release party (Périscope)