Une aparté solitaire, ce matin, comme ça ne m’était pas arrivé depuis longtemps. L’appétit vient en mangeant. Je retrouve, finalement, plus rapidement que je ne l’aurais cru cette envie de bad sex qui me nettoie le cerveau.
Cyril à la cafete, seul. Je le revois sur moi, son regard s’enfonçant dans le mien, son sexe dans le tréfonds de mes entrailles. L’envie me passe en une phrase. « Je vais être papa. » Je pense au capitaine de l’autre soir, sur son radeau. « La vie, tu parles d’une traversée en solitaire ! »
Samedi soir
Une semaine, toujours sans nouvelles de Papa. Sondé Mado, qui n’en a pas non plus.
Ai craqué, téléphoné à Rob. Messagerie. Pas directement, après les cinq sonneries réglementaires.
Il a vu mon nom, il n’a pas décroché.
Ou : il n’avait pas son téléphone avec lui, il rappellera.
Ou : il était dans le métro, il rappellera.
Rêve, ma fille.
Je vais faire un truc que je n’ai pas fait depuis des siècle, je vais aller me montrer place Dauphine.
Thanks God, Laure is back. Qui me rattrape au vol comme je sors de chez moi. Allons quelque part, allons faire la fête. Elle pepstille en me glissant un quépa de coke sous la table du Flore. J’aurais préféré elle et moi, par terre autour de sa table basse, mais bon. Avec elle, un galeriste tout ce qu’il y a de plus folle assez drôle, qui se fait appeler Diablo, et parle « matière », « VIP », « extaaaase ». Après un X dans un minuscule bar connoté qui m’avait jusqu’alors échappé, il devient très star, monte sur le bar, drague tout ce qui bouge, me tripote au passage. Je suis perchée, j’aime assez ça.
Surtout, j’ai oublié Dauphine.
Et : Papa.
Et : tout le reste.
Plus tard, je ne sais pas comment, on est au Gipi, je sors mon sourire numéro neuf, celui qui sensément charme même les pédés, je cherche Mathias. Merde, on ne va pas se finir au Gipi sans boire un verre avec Mathias. On m’assure qu’il n’y est pas. On me prend à part, il faudrait que je me fasse discrète, et ma copine aussi : on m’a laissée entrer parce qu’on m’a reconnue. Sous-titres : calm down, les morues.
Ni une ni deux, Laure, quand je lui raconte mon entrevue avec le chef des gorilles, retrouve son panache. Elle grimpe sur une table, enchaîne sur le bar et se retrouve, collée serrée, entre deux gogo dancers, sur un podium. C’est une reprise speed de ce tube de Boys Town Gang, sur lequel nous avons, toutes les deux, fait nos classes.
Laure est à point, elle se trémousse, lascive, contre les deux types, caresse leurs torses nus de ses cheveux, ondule des hanches. Ses yeux sont mi-clos, sa bouche entrouverte. Le public chauffe, des dizaines de mecs applaudissant au spectacle.
Hum, comme c’est bon de te voir ainsi, Laure, dépouillée et sexy comme aux premiers jours. Sur une rive lointaine, invisibles, nous avons laissé nos gamelles, la malle aux 347 culottes et mon père séropo, le flou de tes projets et ma rage de cœur. En sueur et sans préoccupation aucune, nous n’avons d’autre ambition que l’éclate.
Les ragots sont mauvais qui affirment que seuls les possibles préretraités et retraités pourraient partir. C’est pourtant bien ce qu’ils veulent, faire le ménage. Et je ne vois pas comment ils pourraient retenir ceux qui déjà ont prévu l’après.
Nouveau RDV avec la DRH demain.
Laure quittera la France, début décembre. Je sais donc où mon voyage s’achèvera. Dernier billet : Sydney-Paris. Tripant. Après quoi j’écrirai du pepstillant.
Haut les cœurs. Si je n’y crois pas, qui d’autre ?
Devant les RH en descente d’exta. Suante, tremblante, déprimée. Plus j’étais minable, plus le film tournait devant moi : ils avaient appelé les hommes en blanc, ils me « délocaliseraient » en HP. Au début, ça me faisait rire intérieurement. Et puis un regard torve, une messe basse, et toute cette assemblée comme à un oral fondamental. Pardonnez-moi mon dieu, car je n’ai pas révisé.
Pardonnez-moi mon dieu, car je n’ai rien préparé.
Je me voyais déjà en cellule capitonnée, injectée de somnifères.
S’ils ne me laissent pas partir, je meurs.
Natacha me propose d’être « l’objet », pour une de ces soirées d’anniversaire qu’elle organise. Voilà exactement ce qu’il me faut : du cul, du vide. Je me pointe donc, à Trocadero, appart de standing au cinquième, vue dégagée et tapis épais. La femme qui se fait appeler Armelle (mais j’ai vu sur un courrier que ce n’était pas son prénom), me reçoit en imper de cuir long et noir, et escarpins. Dans le salon, elle dit : « C’est notre troisième anniversaire de mariage, et j’ai tellement peur de tomber dans la routine. » Nous sniffons une cocaïne qui s’avèrera mauvaise, le truc à vous casser les dents tellement vous serrez les mâchoires. Armelle fait dans l’investissement pétrolier, son type, Erwan, est médecin. Elle dit : « On va commencer sans lui. »
Quand je faisais des soirées anniversaire avec ou pour Natacha, à l’époque, ma hantise, c’était ça : faire l’objet pour un couple à la con. On dit « faire l’objet » pour pouvoir rester dans un champ sémantique cul. A la vérité « faire guignol » serait plus juste. C’est en général à mourir d’ennui car ce sont des couples qui ont zéro libido et ont l’impression, parce qu’ils franchissent un interdit, qu’ils vont d’un coup se transformer en bêtes sensuelles et baiser jusqu’à la mort. (Il n’y a qu’à voir le paquet de coke que s’envoie Armelle.) Mais ça fait passer le temps, c’est mieux que de glauquer entre deux Xanax.
Elle est en catsuit, sous l’imper (elle a décidément mis le paquet), et bon, je me dis, maintenant que j’y suis… Je la caresse, le contact du latex me fait frémir comme à chaque fois. Nous sommes sur les tapis du salon, elle dit : « J’aurais dû être lesbienne », et elle se laisse tripoter par-dessus la combinaison. Ses seins pointent, elle n’est pas désagréable à toucher. Bruit de clés et porte qui claque. Je demande, en référence à ses explications préliminaires : « Tu n’es pas sensée jouer les dominatrice ? » Elle dit : « Viens là » Elle m’écarte les cuisses avec une douceur inattendue, glisse sa main sous le string et m’enfonce plusieurs doigts. Ça me calme. Et quand son type entre, il nous voit ainsi, par terre, il en avalerait presque sa clope.
Opération 1, « surprendre son mec », réussie.
Le type qu’elle appelle « mon loup », a l’étincelle dans l’œil, il se déshabille en deux temps trois mouvements, en traitant sa femme de noms d’oiseaux qui ont l’air de l’émoustiller. Elle y va de bon cœur, me doigte en commentant pour son mari à quel point je suis salope et qu’il va se régaler. « Mon loup » est à point, semble-t-il, il souffle comme un bœuf à genoux à côté d’Armelle, ses mains se trimballent tantôt sur l’une tantôt sur l’autre. J’ai du mal à rester concentrée depuis qu’il est là. C’est peut-être sa pilosité qui me rappelle Rob, un duvet épais sur le torse, un début de barbe dur, meurtrissant. Il devrait me faire envie, il me laisse juste songeuse. Je ne mouille plus (ça peut être un effet secondaire de la C), je le sens au contact des doigts d’Armelle qu’elle doit humidifier de salive. Je me dis : aller, un petit effort, juste le temps de se remettre dedans. Mais je n’y arrive plus. Je joue le jeu, je l’ai déjà tellement fait.
Marchant jusqu’au métro, la tour Eiffel pour témoin, je pense à Christine.
Et : au virus que je n’ai pas (encore) contracté (crois-je).
Et : à ce pote de Nico qui, séropositif, ne baisait que sans capote.
Ted : I’m so tired, my mind is on the blink.
Bill : I wonder should I give up and fix myself up.
2h40
L’idée obsessionnelle de cette nuit : il faut que je fasse le test mais je meure rien qu’à l’idée de le faire. Tourne dans ma tête cet Argentin qui avait filé 200 euros au taximan pour qu’il nous laisse cinq minutes. Pas de capote, trop excités. Et ce footballeur de l’équipe de Lyon à la soirée de Nora ; la partie à trois improvisée et cokée avec Aurélie et son mec de l’époque. Pas que ce soit une règle mais comment faire autrement quand ça se présente et que votre dernier préservatif (« Merde, j’étais sûre d’en avoir remis dans mon sac ») est percé, trop serré, tombé dans le caniveau ?
C’est pire que ce que je croyais. La dernière fois que j’étais sûre d’être séronégative, c’était il y a plus de deux ans. Il s’en est percé des capotes depuis.
Je vais mourir d’angoisse.
J’ai une peau dégueulasse, je tousse comme un vieux diesel.
Aurélie, mon exacte opposée, au top, bronzée, décolleté discret, visage reposé. Elle m’évite : sur les consignes de Philippe G ?
Les filles de la DRH me garantissent qu’elles m’ont trouvée très bien lors de ma dernière prestation. « Un peu tendue, peut-être, mais qui ne l’est pas en ce moment. »
Selon elles, radio Moquette est sur le point de disjoncter sous la pression de dizaines de ragots tous plus invraisemblables les uns que les autres.
Le bureau de Carole est fermé, éteint. Béa ne prend même plus la peine de sauver les apparences.
J’ai vomi ce matin. Béa : « T’es pas enceinte au moins ? » Moi : « C’est ma manière d’être solidaire avec toutes les anorexiques de cette boîte. »
Il faut que je fasse le test, je n’aurais pas de répit autrement.
Je pense : vacances avec Laure loin d’eux.
Et : pepstillant.
Et : Tu ne vas pas encore tout gâcher.
Je suis sur le point de décrocher mon téléphone pour prendre rendez-vous au labo quand mon mobile sonne. Cette sonnerie.
Mon père a son ton « je vais bien, tout va bien », qui décline les éléments de sa nouvelle vie comme on décrit les pièces d’une nouvelle maison. Il entre dans une existence solitaire, avec appartement pas loin de chez Christine (ils continuent de se voir, la séparation est « surtout symbolique »). L’équipe médicale qui l’entoure est « dynamique et souriante », le traitement « pas si contraignant que ça ». Dans deux minutes il me dit que la séropositivité, c’est en fait tout ce dont il a toujours rêvé. Son sacro-saint optimisme. Son je-me-cache-donc-tu-ne-me-vois-pas.
La conversation dure peut-être dix minutes au cours desquelles il ne manifeste aucune tristesse. Il parle, avec nonchalance. Il pourrait aussi bien être en train de me raconter le dernier salon du polar où il est allé, ou la dernière BD intelligente qu’il a lue.
Ce même ton qu’une semaine après le Chariot ailé, alors que nous étions en tête à tête au Bistrot Beauboug. Cahier 14 :
« Il est quinze heures passées. Sur la banquette, côte à côte, un vieux couple. Lui suçote plus qu’il mâche ses aliments, et on devine que ça agace sa bonne femme qui lui jette des regards de travers et des moues pincées. Papa dit : “Tu n’aurais pas voulu qu’on finisse comme ça, ta mère et moi ?” Il me parle comme si j’avais huit ans et que je venais de lui redemander un tour de manège. Il est presque gai.
Moi, agacée : “Où veux-tu en venir au juste, Papa ?”
Ensuite, son éternelle litanie que rien n’est si grave, au fond, qu’on doive se mettre la tête à l’envers.
« Facile, Papa. Facile pour toi, moine zen dans une autre vie, coureur de jupons dans celle-ci. Pas que je te jette la pierre (je voudrais bien, mais faut être un minimum raccord), mais c’est quand même Maman qui trinque. Je comprends tout sauf ça, ton espèce de zenitude ever. »
En fait de zenitude, une fuite totale et absolue jusque de soi-même, et un refuge dans un égoïsme parfaitement cloisonné.
Le coup de fil de tout à l’heure a achevé de m’en convaincre.
Le premier qui me dit que je ressemble à mon père est mort.
Ted : Would you like to use my loaded gun, Billy ?
Bill : You really care, Ted, don’t you?
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« Louna : sexe, vices et versa » est un texte de l’écrivaine et journaliste Agnès Peureu écrit en 2005.
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