15 avril
Déjeuner avec Audrey absolument déconfite à l’idée d’être recyclée aux pages jeux vidéo. Sa mission du moment : les joueurs d’un jeu de guerre en réseau. Deux jours qu’elle se traîne parmi d’obscures salles de jeux uniquement éclairés par des écrans sur lesquels on se flingue au fusil à plasma ou à l’arme automatique.
Faut la plaindre.
Les rédacteurs ont cette obsession de ne pas être employés à la mesure de leur talent.
Plus d’un mois que je n’avais pas écrit, pour cause de grand vide de printemps : on sort des sacs et des sacs de X litres de merdes accumulées (je pense à la Belge de Samui et ses sacs poubelle de 500 litres). Mon salon fait l’effet d’une fin de brocante, avec ces quelques bricoles dont je ne parviens pas à me détacher (le porte-encens qu’on n’oubliait jamais en voyage, avec Lex, Charles de Garenne, mon petit lapin en peluche depuis toujours). Tous ces livres que je ne relirai jamais sont remisés chez Maman, pareil pour les disques et les livres de photos. J’ai gardé une petite trentaine de poches, ceux que je peux questionner au milieu de la nuit.
Dans la salle de bains, un simple lait Avene, une crème de jour, du savon de Marseille à la lavande comme chez papa et Christine, et quand même, le maquillage, mon armure au travail.
Reste ma chambre capharnaüm, des boîtes et des boîtes de chaussures, collants, sous-vêtements, photos, petits mots. Mon ordinateur est également un vaste merdier virtuel (je me refuse à ouvrir Outlook, à moins qu’on me fournisse un logiciel karcher).
Je dors souvent dans le salon. En fait, je m’effondre sur le canapé. Sur un livre d’architecture emprunté à la bibliothèque, une bande dessinée futuriste, un livre de McInerney qui a l’air de me parler de mon moi jadis. Je ne me sens pas seule. Et même, j’ai hâte, en fin de journée, de me retrouver avec moi-même. Dans le vide de moi-même.
Dans mon désert affectif, j’ai parfois très envie de baiser. J’éteins la lumière et je pense à Sanuk.
Chemise bien décolletée Paul Smith, jupe cintrée évasée Zara, et mes compensées thaïes, il fait beau. Terrasse, lunettes de soleil, regards.
Le tout seule. Sans alibi ni bonne copine.
Seule dans ma tête, confiante. Jouissant.
Les discussions entre syndicats et direction s’enlisent. Tous semblent sur le point de jeter l’éponge pour défendre leur peau.
Un texto de Chloé : elle adorerait que je les rejoigne à Chypre. Ils y louent chaque année une maison traditionnelle. On prend ten points quand on fait partie du cercle d’invités.
Un demi-instant j’ai cru qu’elle avait quelque chose à m’annoncer, je me suis vue débarquant dans la villa en vieilles pierres au bord de l’océan, et Chloé, entourée d’Untel, de chez Dior, et d’Unetelle de chez Balanciagga m’annonçant : Darling, première rédactrice Mode, ça te plairait ?
Un demi-instant.
Chloé n’avait rien à m’annoncer. Elle se sentait juste un peu merdeuse, maintenant que de tout en haut, elle me voyait minuscule, moi qui lui avais servie de marchepied. Alors elle m’invitait. Elle me faisait l’honneur de m’ouvrir (brièvement, et sûrement pour une unique occasion) la cour des grands. En échange, j’étais censée être tellement éblouie par cette perspective, que j’en oubliais nos querelles. Voire, lui vouais une reconnaissance sans faille.
Je peux tout oublier, Chloé : chaque fois que tu as tiré la couverture à toi, regardé mon mec du moment avec l’air de dire « qu’est-ce que c’est que ce pèque ? », les billets de 50 euros jamais rendus, les promesses brandies comme des leurres.
Mais pas que tu PEUX me donner l’opportunité d’écrire et que tu ne le FERAS PAS.
Ted : Where is my mind ?
Bill : Where are we going ?
La surprise de ce début de juillet : un nouveau voisin de pallier (30-32 ans, 1,75 m, 70 kg, épaules fines, cheveux longs bouclés, look destroy propre, – études supérieures en école privé, grosses fêtes, excès du vendredi au dimanche soir). Informaticien – et c’est la bonne nouvelle du jour. Si je la joue correctement, fini les hotlines à sors-tes-euros/min. « N’hésitez pas si vous avez besoin de quoi que ce soit, faut s’entraider entre voisins. » Pas vrai ?
Ce qu’il se dit : Carole s’est fait serrer la vis par sa direction. Elle est toujours avec son incroyable esthéticienne, dont le bazar VIP tourne à plein et qui parle à des émissions de télé tantôt fashion, tantôt people.
On dit même qu’elle pourrait faire Ardisson.
Et : qu’elle aurait refusé Fogiel.
On ne dit rien, en revanche, sur comment elle s’y est pris pour enlever le balais du cul de Carole.
(La langue de pute, c’est, avec la clope, l’un des trucs les plus difficiles à arrêter.)
E-mail de Nico. Le quatrième depuis qu’on s’est quittés. Cet après-midi : « Tu pourrais être là, caramba ! On se partagerait cette si jolie Marie-Do. »
Ce que je décode :
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Nico a pris de la MD pendant que son mec fait l’esclave quelque part, il commence à mater des mecs sur le Net, puis il part dans sa tête et ça le mène jusqu’à mon e-mail, il m’écrit ces deux phrases.
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Nico passe ses journées à se retourner le cerveau (à Samui, avec les contacts qu’il a, il prend ce qu’il veut, à toute heure) ;
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Mais aussi : Nico est vivant. (Pour combien de temps ?)
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Et : il se sent seul, peut-être un petit coup de blues.
Je ne sais pas quoi lui répondre.
Ai-je envie de lui répondre ?
Indépendamment : avec Mathias, on s’est parlés en coup de vent. Secrètement bien contents, l’un comme l’autre, que nos plannings respectifs ne nous permettent pas de nous voir avant longtemps.
Mail de Laure : Partie en Australie, quinze jours « qui pourraient devenir trois semaines », dit-elle dans un e-mail. Elle ne dit rien d’autre. Un trip chez sa sœur ?
Chloé vérifie l’équation, plus de nouvelles : bonne nouvelle. Si Nico n’était pas collé quelque part, on lui aurait fait un attentat dans sa résidence chypriote à la mesure de l’endroit. Une plaquette d’extas dans le punch, ou, non, des buvards plutôt, pour être sûrs. Histoire de dézinguer du VIP. Qu’ils fassent caca dans leur culotte et se retrouvent collés au fond de la piscine (ou le contraire).
Je n’ai pas revu Cyril.
Deux messages de Goethe sur les dix derniers jours. Je vois le truc d’ici. Môman partie dans sa famille et/ou dans leur résidence secondaire, pendant que Pôpa profite de la torpeur estivale pour mettre son sexe dans le premier trou qui se présente.
Sans façon, merci.
Thomas W en jean Armani, chemise en lin bleu marine, boots en peau merveilleusement vieillies.
Le seul que tolère mon esprit au sein du vaste désert dans lequel il s’est reclus.
Pendant ma pause déjeuner, un type est venu me brancher. Un cadre d’un organisme financier que j’avais repéré pour l’avoir croisé à plusieurs reprises. Beau type mais un peu vulgaire. (Peut-être le menton trop carré ou les sourcils trop épais). Il m’a parlé de son boulot pendant dix minutes sans respirer. Puis il a descendu sa canette de Coca Light, le regard du type satisfait, dominateur, parfaitement sûr de lui.
Pauvre con.
J’ai attendu qu’il rote mais il doit avoir l’habitude et il a été discret. Puis il m’a annoncé qu’il me trouvait « superbandante » (cash), qu’il avait des projets pour nous (double cash) et qu’il avait hâte de lever le camp pour aller à l’hôtel, il en connaissait un tout ce qu’il y avait de plus « standing » (bingo).
J’ai pensé : une baffe, là, fort, que tout le monde entende.
J’ai pensé : j’ai envie de pleurer.
J’ai pensé : est-ce qu’il s’est branlé, cet enfoiré, en pensant à moi ?
J’ai laissé un peu de colslaw et mon dessert. De toute façon, je n’avais pas faim.
En réglant à la caisse, j’ai pensé : crève, ta nouille à la main.
Il y a trois mois, j’aurais sauté sur l’occasion. L’occasion de m’envoyer en l’air avec un inconnu. D’être besognée comme une pute dans un hôtel de gare. Bon, quand j’y repense, ça me parait pas impossible, mais très lointain, comme des bribes de rêve qui reviennent de loin derrière. Un truc bizarre, pas vraiment agréable. J’ai toujours envie de baiser, mais pas dans la décrépitude, pas avec n’importe quoi.
Pour dégueuler, il faut avoir quelque chose dans le ventre.
Ceci étant dit, j’ai vraiment envie de baiser. M’y remettre. Me Retrouver.
Je crois que je m’ennuie.
Oui, j’ai perdu tout le bénéfice de mes vacances à Samui et du nettoyage qui s’en est suivi. A nouveau intoxiquée, je dois m’occuper si je ne veux pas, idée 1, peintulurer de restes de crèmes, gel douche, shampoing, mes murs dépouillés ; idée 2, représenter une tête de mort avec des médicaments divers et la fixer des yeux jusqu’à ce que ce soit elle qui détourne le regard.
Et donc: le musée d’Orsay. C’est moi qui pilote, qui choisis. Je peux rentrer bredouille, je n’en ferai pas une maladie. Comme j’enfile mes Marc, je retrouve cette vieille habitude, solitaire mais terriblement excitante. Un homme seul, voire accompagné d’un autre homme s’ils sont clairement hétéros, devient une cible potentielle que je perds, parfois, au gré de la foule.
Devant une série de Van Gogh, Sam, un Canadien bâti comme un joueur de football américain – ma paume contre sa paume, le bout de mes doigts parvient au début de sa deuxième phalange.
Je pense : (à plein de choses en fait).
Je pense : C’est pas si pire.
Et même : Comment j’ai fait pour me passer de ça, tout ce temps ?
Il craque le premier. Rue de Rivoli, il colle sa bouche contre la mienne, sa langue chaude, épaisse, pleine de promesses m’envahissant. J’hésite, j’hésite. Oui c’est vrai, je sais à peu près tout de lui, de sa boîte d’éclairage pour événements publicitaires, de son épagneul noir, Marygold, de sa femme, Carrie, et de leur fils, 7 ans, ailier dans l’équipe de basket et fou de SF, de sa récente rencontre avec Brad Pitt sur un défilé de mode homme (Gucci ?). Il est sympathique, il parle beaucoup mais le moment venu n’en fait pas trop, il veut juste passer un « bon moment ». Il précise, gentleman : cette balade et tout le truc du musée, ça en fait parti du « bon moment ».
Il prend 20 points.
Et le droit de me tripoter sur le chemin de son hôtel.
Cyril et Thomas W. Cyril assure qu’il faut que nous déjeunions tous les trois. Genre : entre collègues. Je fais ce que je sais le mieux faire depuis quelque temps, je souris et je dis : oui, bien sûr.
Coup de fil de Rob Durris, qui m’a plutôt réjouie sur le moment même si je ne sais pas quoi trop en penser maintenant. Voulait-il seulement des nouvelles ? Est-il avec quelqu’un mais pas sûr alors prévoit ses arrières ? Comme tu veux, mon gars, mais pas sûre que je t’attende jusqu’à ma ménopause.
Quelque chose a changé, moi vis-à-vis de Method. Je m’y ennuie, des enfilades de jours. Plutôt gentiment, il est vrai (on n’est pas maltraités, faudrait pas non plus exagérer). Le fric gagné justifie-t-il de faire neuf heures par jour un boulot qu’on a usé jusqu’à la trame (plus aucune inconnue, tout sur le bout des doigts, déjà vu mille fois) ? En essayant d’être un minimum honnête, je pourrais aussi dire que Method et Glitter me manqueraient. Le premier pour sa démesure et ses moyens considérables, le second pour (finalement) sa petite vie potache.
Bon, j’arrête, sinon dans deux minutes je dis du bien de Carole.
Aurélie avec Philippe G. L’air de rien, mais l’air de tout avec ses pauses lascives à elle, et ses regards vicieux à lui. Combien on parie qu’elle est à la rédaction à la rentrée ?
Je n’avais pas bien regardé. Il est joli, le voisin. Esteban, « mais appelle-moi Chic, mon nom de scène ». Je crois bien avoir déjà vu un Chic sur un de ces bordelorums où je m’amusais un temps. Peut-être même qu’on a déjà tchaté ensemble – et même plus, virtuellement ou dans l’obscurité. Chez lui, une pièce est consacrée aux PC. Dans un angle, quatre tours aux tripes à l’air moulinent du ventilo et deux écrans affichent de simples lignes de texte dans différentes couleurs. Tchat ? Ouais, un sur les fêtes parisiennes, l’autre sur un jeu. Peut-être celui qui tourne sur un troisième écran (des cahutes, des bonshommes qui se déplacent, se rejoignent pour construire quelque chose, pendant que d’autres finissent de monter un rempart). Un peu ado, tout ça, mister Chic.
Mais pas dénué de charme.
Ce qui me ramène à mon Canadien. Dommage que les règles du jeu impose le one-shot, j’en aurais bien repris une tournée.
Béa me rapporte une horreur. Restée bosser tard, elle descend par les escaliers. « Sur un plateau désert, une voix féminine glousse. C’est la CDD qui remplace Nana, l’assistante de Thomas W. Elle est contre le mur, entre deux fenêtres ouvertes, prise au piège. Béa reste dans l’ombre, le temps de reconnaître Thomas W, qui l’a enfermée dans ses bras, la traitant de sale petite allumeuse. Elle parvient à le repousser et le menace d’appeler les prud’hommes.
Selon Béa.
Je ne veux pas y croire.
Un nouveau clochard, au pied de la boulangerie. Un jeune gars, peut-être de l’est, plutôt costaud au milieu de chemises enfilées les unes sur les autres – toutes ses affaires, j’imagine. Un dictionnaire à la main, français-anglais. Il dit : « Bonjour, madame, s’il vous plaît. »
Je pense : lui aussi est sans rêves, sans options.
Je pense : sauf qu’il fait bien plus que continuer, il essaie quelque chose.
Et : Qu’est-ce qu’il faut faire ?
J’arrête de penser, sauf pour me dire que je ne suis qu’une merde de comparer ma situation à celle d’un clochard.
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« Louna : sexe, vices et versa » est un texte de l’écrivaine et journaliste Agnès Peureu écrit en 2005.
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