Samedi
12h14
Rob en route pour Rennes. Nous nous sommes quittés sur le quai comme si nous ne devions plus nous voir avant des mois. Ou : comme si la jungle, la guerre, l’hyperespace allaient nous séparer pour toujours. Des larmes, des embrassades, des promesses. J’étais à ça de craquer, de monter dans le train pour continuer notre nuit, ne plus nous séparer, jamais.
Mais je l’ai pas fait. (Eh ! Eh !)
Dimanche matin
Dans la nuit : nous sommes sur le point de fêter nos dix ans de vie commune, Rob et moi, quand il m’annonce qu’il me quitte pour une autre. Il a l’air tellement heureux et apaisé que je ne trouve rien à dire. Il m’assure : « Ce n’est pas contre toi. »
En me réveillant, je suis en nage. Un instant, je ne sais plus où je suis. J’allume, je regarde les murs désormais vierges de ma chambre, l’étagère des livres rescapés, la photo de cette plage de Kuala encadrée. Je pense : je devrais remettre un peu de vie là-dedans. Je pense : j’appelle Rob, il me dira, lui, qu’il ne m’a pas quittée. Et : un pétard.
Je me rendors, finalement, sans stupéfiant ni mauvaise pensée, je dors paisiblement, les cauchemars doivent être oubliés.
Plus tard
Ce soir-là, chez VR, Rob était à des kilomètres d’imaginer ce qui se tramait sous le bar. Il prenait un verre avec un client potentiel. Une première, dans son genre. Un type d’une boîte d’événementiel à la solde d’un groupe d’assurance américain, qui envisageait d’organiser des soirées, comme cela se fait, pour ses cadres. Au départ, Rob aurait mixé « en Europe », il s’agissait d’établir une « continuité d’image artistique », et pour cela on le mettrait sous contrat. Bénéfice de l’opération pour Rob : du cash, beaucoup de cash. Mais le type n’avait pas achevé son speech que mon adoré s’endormait à moitié au fond de son fauteuil (il en avait renversé sa bière sur son jean). Ce genre de bar, de quartier, ça ne lui va pas et il ne se sentait pas de faire l’effort. Et puis le « le mec, en soi, c’est un concept : costume sur T-shirt à manches longues, décontracté mais élégant, gentleman moderne, aligne tes cartes de crédit plutôt que tes neurones… Alors quand je t’ai vue… »
Oh oui, Lollipop, redis-le-moi tu as flashé, tu me voulais, tu m’aimais déjà.
Vingt-six heures de séparation, et déjà tu me manques.
Si je voulais être certaine…
Un coup de fil de Nico, plein de sollicitude (le fameux « j’ai pensé à toi » à tout bout de champ) pour finalement aboutir à : « T’as toujours ton plan dans le XVIIe ? » Sous-titrage : Je suis retombé dedans mais mon dealer a pris des vacances. Moi, menteuse comme une esthéticienne : « Quel dommage, j’ai jeté le numéro d’un type que j’avais rencontré au Gipi. Tu aurais a-do-ré sa came. » Olé, première banderille. Suivi immédiatement par une seconde : « En plus, il ressemblait au chanteur de Depeche Mode – comment il s’appelle déjà ? » C’est la forme, je poursuis : « Tu as vu que Mathias va ouvrir une autre boîte dans le Marais ? » Et fais mouche. Il me rappelle vite, promis.
J’aurais la paix au moins six mois.
Maman et Mado pour le thé. Je ne me souviens pas de la dernière fois que Maman est venue autrement qu’en coup de vent. Elles discutent de leurs expériences de spectatrices respectives – monologuent, plutôt, mais ça a l’air de leur convenir : elles s’enthousiasment, enchaînent avec des « c’est comme l’autre soir au Marigny (Palais des Congrès, Odéon)», concluent que vraiment il n’y a rien de mieux que le spectacle vivant.
Depuis l’épisode forces de l’ordre, pendant la canicule, les Russes se tiennent tranquilles. Je ne suis pas sûr que lui soit toujours là. Elle sort parfois sur leur terrasse pour y étendre du linge, et l’on entend alors une musique chantée avec des guitares qui font penser à du flamenco. Je ne l’avais pas regardée jusqu’à présent : c’est une femme très jeune mais déjà grosse avec pourtant une certaine grâce dans les déplacements, comme si elle dansait le moon-walk pour aller jusqu’à son étendoir.
Déjeuner de deux heures avec Muriel, pigiste, avec qui je vais faire un sujet sur les esthéticiennes pour un des mags pilotés par Lucie Pierre. Bon contact, elle parle beaucoup, ça m’évite de faire trop d’effort. Je me mets en pilotage automatique, je pioche ce qu’il faut. A côté de ça, elle est plutôt sympa, pas chichiteuse (d’ailleurs, elle est superbronzée mais n’a pas sorti le chemisier blanc ou le débardeur jaune, on l’en remercie).
Au bureau, je fais comme Rob a dit, je ferme mes oreilles, je fais mes recherches pour Lucie, je joue à des jeux à la con sur Internet, je téléphone à Maman, je délègue tout ce que je peux.
23h43
Pauvre Rob, logé dans son Formule 1 au cœur d’une zone industrielle bretonne. Il doit se demander s’il n’aurait pas mieux fait d’accepter la proposition du « concept », au V.R.
C’est lundi, relâche, il a encore une date demain. Le tout dans des bars « sympas, mais pas le feu ». « Il faut que je joue, Louna, je ne peux pas rester sans jouer. » Et : « Je finirai bien par avoir suffisamment de grosses soirées pour que ça assure. » Il n’y a pas un an, il faisait un de ces boulots débiles – opérateur téléphonique pour un provider, le mec qui t’appelle juste quand il faut pas pour te proposer « un meilleur forfait », « des options sur-mesure » – un emmerdeur. « T’as fait du chemin », je roucoule. « Je ne vais pas m’arrêter là », il transforme.
Je le crois.
Mardi
Quelle surprise pour Rob quand, après des heures de baise en tête à tête, il a compris que nous n’étions pas, chez Queen Lol, dans une simple soirée. « Ça ne me faisait même pas bander. J’étais limite de me casser de là, de te planter.
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C’est pas ce que tu as fait.
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Après je me suis pris au jeu. »
Un sourire dans la voix, puis, sérieux : « Je ne le referais pour rien au monde, si c’est ta prochaine question. »
Le chapitre est clos. Et Rob sera là demain.
Un peu de drogue, et nous voici reparties, Laure et moi, comme si nous avions dix-huit ans, sur des envolées de vie nouvelle à l’autre bout de la terre.
Elle : « C’est toi qui plaques Method (je viens de lui annoncer la nouvelle). Tu les plaques, tu fais un bon break et tu nous rejoins chez Laura.
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On ouvre une pâtisserie.
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Avec des expos.
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Plein de sorte de vodka.
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Et des backroom. »
Je tape dans la main qu’elle me tend. On est pliées de rire sur son tapis. J’ai une pensée pour mon père avant de chanter, reprise aussitôt par Laure : « I’m free to do what I want any old time »
L’iceberg sur lequel nous nous tenons dérive doucement sur un courant d’eau claire. Laure se tient à sa tête. « C’est par là », clame-t-elle, la main levée vers l’horizon, le voile noir, dans ses cheveux, dansant sur le bleu céleste. D’autres personnes sont du voyage. Nous parviendrons quelque part.
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« Louna : sexe, vices et versa » est un texte de l’écrivaine et journaliste Agnès Peureu écrit en 2005.
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