06/02/2003
Chloé ne répond plus au téléphone. Au mag, elle n’a « définitivement pas le temps », elle est « en plein rush », et son portable balance immédiatement sur la messagerie quelle que soit l’heure. Pourtant il y a du mouvement chez Fashion : nouvelle première SR, nouvelle secrétaire de rédaction générale, etc.
Chloé, dis-moi que tu ne m’as pas oubliée ?
Carole est totalement à l’ouest. On la voit au maximum trois heures par jour. « Si vous me cherchez c’est le 3220 », le numéro de la salle de conf’, où elle traîne la plupart du temps, sous des prétextes bidons.
Bonne nouvelle : elle pue moins. Toute pomponnée par des mains expertes, elle fait un peu vieille fille dans son tailleur prune mais elle n’a plus cet air de comptable qui se néglige, c’est déjà ça. On peut même l’envisager volcanique sous l’uniforme. Je lui en ai fait la réflexion en plaisantant, et je crois bien que sous les trois couches réglementaires (base, fond de teint, poudre), elle a rougi. J’ai profité de la faille pour lui parler d’un dossier spécial beautés des tropiques que je pourrais lui concocter pendant mes vacances. Pas vraiment le moment, si l’on en croit radio Moquette, mais il fallait que je tente. Y a qu’à voir comment la cote d’Aurélie a grimpé en six mois, alors que la mienne à des airs de Sicav à son pépère. Que je me retrouve enchaînée dans un féminin passe encore, mais il faut au moins que je ne perde pas la main en rédactionnel, que j’ai des choses à montrer si une opportunité ailleurs se présentait (« cf. notre dossier : C’est beau de rêver »).
Elle m’a répondu à la Carole version haut des montagnes russes : « Mais c’est une idée foooorrrmidable, il FAUT qu’on te trouve un budget, ma chérie, il nous FAUT les beautés des tropiques pour le double été. » Etc.
Bref, c’est pas gagné.
Mais bordel, quand est-ce que vous allez ME LAISSER ÉCRIRE ?
Ted : My tank is full.
Bill : Do you need a light?
00h10
Avant-première de la reprise de Solaris, avec le beau George. On est arrivées un peu pétées après quelques verres de Pécharmant au bistrot à vin à côté. J’ai plané pendant tout le film – le clou : le dos de George, musclé, galbé, sur mesure pour mes mains. J’en ai encore des frissons.
07/02/2003
Je vais tuer Mimi.
Je vais au moins lui mettre un aller retour pour que son cerveau se remette en place. Et puis j’achèterai un lot d’aiguille à tricoter que je ferai aiguiser avant de le suspendre au-dessus de sa tête à la place de la traditionnelle épée.
Béa et moi partions bras dessus bras dessous pour une petite demi-heure de shopping (Loft, Irié) sur nos petits trois quarts d’heure de déj déjà entamés quand Mimi nous tombe dessus, en larmes. Bon, OK, épisode détente mort-né.
La brasserie, va pour la brasserie, salade, steak grillé, vanasses du serveur et odeurs de frites garanties, mais faut savoir être bonne copine, pas vrai ?
Et nous voici partis pour vingt-cinq minutes de pleurnicheries à base de :
Je ne sais pas comment je vais m’en sortir, mon enfant m’en voudra toute ma vie, et s’il m’arrive quelque chose, pourquoi j’ai pas été fichue de me trouver un mec qui assure, (moi : tu veux dire, pourquoi n’y a-t-il aucun mec qui assure ?), si c’est un garçon, qui lui servira de modèle, je suis en train de produire de la chair à psy (moi dans ma tête : c’est toi la chair à psy), en plus je suis vieille (t’es surtout conne), et si Glitter se casse la gueule (et si on t’en collait une pour t’apprendre à la fermer).
Au lieu de quoi je cale mon air numéro huit, le compatissant, au-dessus de mon assiette, tandis que Béa, bonne pâte, fait la bande-son.
Résultat : dans l’aprem, je m’engueule avec le type de l’imprimerie, Aurélie, la fille de la compta, et une rédactrice qui ne sait toujours pas de combien de signes est composé un feuillet après cinq ans d’ancienneté, combien de n à connasse.
Merde, à la fin, c’est vrai. On ne lui a pas demandé à Mimi de faire un môme toute seule. On n’est même pas ses copines. Avant, je l’estimais pour son boulot, une personne pondérée, responsable. Et il faut qu’elle vienne nous déballer son embryon et ses larmes de mère célibataire, comme si on n’avait pas assez de social à gérer au quotidien. Dans deux secondes, elles nous demande d’être les marraines de ce qui va sortir d’elle.
Je lui ai dit : fais une cure de sommeil.
Je lui ai dit : bois du tilleul.
Et : ça va passer.
Qu’est-ce que je pouvais dire d’autre sans l’insulter ?
09/02/2003
La semaine est passée sans :
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un appel de ma mère
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un message de Goethe (vacances scolaires ?)
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avoir à composer avec Thomas W sur ma ridicule attitude de la semaine passée.
Cette nuit, je faisais du stop, encombrée par une gigantesque caisse à hamsters de cirque, quand deux véhicules s’arrêtent. Le premier est une voiture genre coupé sport, la seconde un van toutes vitres teintées. Qui ne vois-je pas descendre de la première : Sean Connery, époque beau gosse, costume parfait, foulard, barbe taillée, qui dans son plus bel anglais, me demande s’il peut m’aider. You bet ! De là, je suis sur une chaise type dentiste, une dizaine d’infirmières autour de moi, en vert comme dans les blocs opératoires aux Etats-Unis, masquées, lunettes translucides, charlotte en papier sur la tête. Elles s’en prennent à mes poils, mon teint, mon épiderme, les pores de ma peau, mes rides présentes et à venir, mes ongles cassants, ma peau morte et celle qui survit malgré ce que je lui inflige… L’une d’elle dit : c’est la drogue. Une autre, avec des airs de chef, rétorque : vous n’y connaissez rien, c’est le liquide séminal. Je reste parce que je sais que George Clooney ne devrait plus tarder.
Plus tard…
Entre sommeil et joint du matin, des souvenirs et d’amers constats : nos premières soirées avec Laure (cf. cahier 9) sont comme un épisode de La Petite Maison dans la prairie une après-midi d’hiver : chaleureuses, amusantes, espiègles. Nous sommes unies pour les siècles, les siècles. Nous ne nous jurons rien, ne nous prêtons pas de serment. Mais quel besoin quand on suce les mêmes queues, jouit des mêmes mecs et nous écroulons dans les mêmes lits. Dans certains cafés autour de certaines facs, il y en avait pour nous appeler « les sœurs salopes ». Nous n’avions que l’embarras du choix, des invitations à ne plus savoir qu’en faire, et, étonnamment, pas forcément orientées culs. Les mecs nous aimaient parce que nous ne faisions pas d’histoire. Dans une ambiance plutôt morose de choix de cursus, de première guerre du Golfe et de post-années 80, nous vivions notre jeunesse dans le grand luxe de l’insouciance.
Rien n’a jamais remplacé cette époque. Quoi que le sentiment de vide est venu bien plus tard. Les plis étaient déjà pris, ils se refermeraient sur moi le moment venu – j’en suis encore convaincue.
Laure disparue, j’ai erré sans peine ni douleur, éprouvant ma solitude comme une sorte de force, détentrice d’un pouvoir qui me plaçait à un autre niveau sur l’échelle humaine – un niveau supérieur, croyais-je.
C’est alors que j’ai rencontré Lex.
Questions :
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Les constats sont-ils toujours amers ?
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Le vide est-il un sentiment commun à l’ensemble de l’humanité – ce qui expliquerait cette énergie dépensée à toujours chercher à se dépasser pour rien (dieu/dieux, l’art, l’amour) ?
Les Russes dans toute leur horreur. Le ton monte en deux secondes trente, thanks god, les fenêtres sont fermées, mais ça hurle là-dedans, des portes qui claquent, des bris de verre, des pleurs.
Un Uzi, vite.
C’est vrai, il n’y a pas que le sexe et la déprime dans la vie… Il y a les fringues. La sape. Les escarpins à talons qu’on essaie juste pour faire tomber la face de toutes les minettes aux alentours. Et je tourne et je vire sur les douze centimètres, même la vendeuse me regarde en bavant devant mon aisance. Ma jupe est courte, j’en rajoute un peu quand je me rends compte qu’une fille à béret genre école de commerce, vient de faire une réflexion à son mec (moche comme un pou, but who cares), je me penche en avant, pour saisir une chaussure, cul bombé, je m’assois négligemment, jambes écartées. La patronne des vendeuses est gênée, elle aimerait me dire quelque chose mais les pompes valent quand même un quart de son salaire alors ta gueule, morue. La scène se déroulant sous l’œil complice de Laure qui, si elle n’a pas retrouvé toute son impertinence, apprécie à sa juste valeur un peu de provoc.
Bien sûr je n’achète pas ces chaussures – bien trop vulgaires, vous me prenez pour qui ? Et nous assistons pliées en deux de rire depuis l’autre trottoir à l’engueulade du siècle entre miss Sois-Cadre-et-Tais-Toi et son acolyte. No sex this week. Le pauvre…
Achats du jour :
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Lunettes de soleil Emmanuel Kahn (je serai la plus belle pour aller me baigner) ;
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Bas autofixants Dim (lot de trois) ; bas Chantal Thomass satin ;
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Benabar, Delerm, Katerine ;
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Superstars d’Ann Scott, et Baise-moi de Despentes (un pour moi, un pour Laure ; c’est la 3e fois que je l’achète pour cause de prêt éternel).
Et aussi dans un sex-shop new age du côté de la place d’Italie, Toyz X Story.
Dîner tranquille chez Laure. Dire que ses amis m’ennuient est un euphémisme mais ses gamins valent le coup, ils sont dégourdis et ont l’intelligence sociale bien développée. Ils observent et s’adaptent.
Pour ma part, j’aurais volontiers fait un peu de rentre dedans comme au magasin de chaussures, mais Laure ne mérite pas ça. Pas en ce moment. Elle remonte, lentement, est moins amoureuse de son psy, ne pleure presque plus (en tout cas en ma présence), et n’envisage plus de devenir bénévole « pour servir à quelque chose ». Elle voit même sa situation sous un angle plus favorable : aisance financière, célibat dans le plus bel âge de la femme, et deux enfants adorables pour les racines et n’avoir rien à regretter. Not bad !
J’évite de mettre sa situation et la mienne dans la balance, mais c’est pas facile. Dans ces moments, je la hais.
Dans le taxi, le chauffeur fume sa Gitane en conduisant. Il braille dans son téléphone que oui, il viendra mais qu’il ne faut pas compter sur lui pour le barbecue.
Un barbecue au mois de février ?
On est presque arrivés quand il explique : c’est la deuxième fois que ce pote avec qui il parlait se marie. Il est témoin, il n’a pas le choix, il devra y aller. Mais le barbecue, non, il refuse d’y rester. Moi : « C’est pas commun des grillades sous la neige pour un mariage. » Explications : son pote est un radin confirmé qui a récupéré la robe de sa première femme pour la seconde et détourne saucisses et merguez depuis des mois dans la cuisine indus où il bosse.
Les amis de mes chauffeurs de taxi ne sont pas mes amis.
10/02/2003
Laure, la petite adolescente martyre, bouclée par ses parents, promise à une existence de bourgeoise de bonne famille, a finalement toutes les cartes en main. Plus belle que jamais avec sa longue chevelure brune à la Carole Bouquet, ses hautes pommettes, et son maintien de reine, elle a désormais un corps de femme tout en rondeurs délicates et appétissantes, une distinction à figer sur place la circulation des Champs-Elysées, et la vie devant elle. L’histoire d’amour, elle l’a bue jusqu’à la lie – en l’occurrence deux bambins qui l’adorent, et seront une excellente assurance morale vieillesse.
C’est le moment où je me regarde dans un des miroirs de ce putain d’appart, en me promettant de tous les décrocher. Et qu’y vois-je ? Une étrangère, une fille aux cheveux courts (une femme plutôt, mademoiselle étant devenue une flatterie depuis déjà quelques années) pas vraiment vieille, mais, sans maquillage, plus jeune du tout, le regard vide et le soutien-gorge plein d’une générosité inutile distribuée sans véritable plaisir – quels sont donc ces moments qui n’existent plus une fois qu’on en est sortis ? Un corps, en fait, la seule facilité qui m’ait été accordée, fonctionnant sans entretien particulier (no diet no lipo no sport), résistant à tous les excès, un corps imperméable, dirait-on, à la vie. Pourtant, ironie du sort, c’est moi qui ramasse Laure, moi encore qui essuie ses larmes, profère des encouragements, fais le clown et joue les filles libérées. Alors qu’elle est attendue, je rentre dans ma taupinière, mon cendrier, avec, pour seule compagnie, ma propre image furtive de miroir en miroir, et un énième message de ma mère, boudeuse que je ne lui aie pas répondu sur mon portable.
Voilà ce qui arrive si je mets dans la balance la situation de Laure et la mienne.
Voilà pourquoi dans ces moments, je la hais.
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« Louna : sexe, vices et versa » est un texte de l’écrivaine et journaliste Agnès Peureu écrit en 2005.
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