Imaginez qu’arrivé à l’âge adulte vous croisiez une ancienne connaissance et que cette personne vous apostrophe extrêmement surprise d’un « Tiens tu as l’air d’aller bien ? » et qu’en fait vous compreniez qu’elle a en tête un bien moins politiquement correct, « Tiens tu n’es pas mort ? ». C’est pourtant l’histoire réelle de Jan Grue racontée dans son bouleversant récit, Ma vie ressemble à la vôtre (le bruit du monde), traduit du norvégien par Marina Heide et qui parait en cette rentrée littéraire 2023 aux récentes, mais non moins talentueuses éditions, Le Bruit du monde.
Effectivement, si lui ne le savait pas, tous les autres, et notamment le corps médical, pensaient qu’il allait mourir très jeune. Affecté d’une rare et très grave maladie musculaire congénitale les médecins laissent d’abord peu d’espoir aux parents de Jan sur son devenir. Alors qu’aujourd’hui il mène une existence tout à fait commune — entendez il a fait des études, exerce une activité professionnelle, est marié et a un enfant, mais reste atteint de cette terrible maladie — il est particulièrement violent de lire au travers des archives auxquelles il a eu accès, les diagnostics définitifs, tranchants et pessimistes que les spécialistes avaient posés sur lui. C’est grâce à cet exercice rétrospectif de lecture, qu’il est possible de mesurer combien le discours scientifique, technique, nie l’humanité de la personne sur qui il est porté, la chosifie, et ne semble plus percevoir derrière les symptômes décrits, l’individualité à laquelle il se rapporte.
Pourtant, tout l’enjeu de cet incroyable témoignage est pour l’auteur de refaire avec nous le parcours de ce qui l’a constitué en tant qu’individu. « Devenir un être humain, voilà de quoi parle [son] livre», telle la quête métaphysique qui attend l’ange déchu dans Les ailes du désir de Wim Wenders, film qui marqua fortement ce jeune cinéphile. Parce qu’on avait peut-être un peu trop rapidement décidé ce qui il allait devenir, Jan Grue veut à toute force comprendre qui il est finalement devenu, malgré la maladie, ou plutôt avec la maladie. Seul on est toujours normal, c’est une évidence. Mais la rencontre avec l’autre écarte notre trajectoire de la normalité, le « doute vient de l’extérieur ». Les innombrables difficultés matérielles que rencontre Jan Grue pour se mouvoir, chez lui ou à l’extérieur, nécessitent une planification et une anticipation vertigineuse. Elles entravent son quotidien mais il a mis en place de nombreux protocoles pour les dépasser. Cependant dans l’interaction avec les autres, ce n’est plus aussi simple, c’est là que la lenteur devient manifeste, que l’obstacle devient immense, mais c’est aussi que le kairos peut surgir, que le maintenant est possible, que l’on peut, par surprise, s’inventer.
« Les autres enfants font du patin. Je me rends compte que je peux glisser sur la glace avec mon fauteuil. En allant vite et en freinant d’un coup, je dérape et parviens à faire un, deux, trois tours. Pas un frottement, tout est fluide, magique. Quelqu’un s’accroche à mon fauteuil, se cramponne au panier situé à l’arrière du siège. Je continue, l’entraînant avec moi. Toute une file d’enfants agrippés à mon fauteuil se forme. Ils accourent de toute part comme de la limaille de fer attirée par un aimant. »
─ Jan Grue, Ma vie ressemble à la vôtre
Petit à petit Jan prend conscience que ce corps empêché, est son véritable moi, que pour ceux qui comme lui font face à la maladie, il n’y a pas d’autre corps possible, pas d’autre trajectoire offerte. Dès lors un renversement de perspective s’opère en lui et déploie toute sa puissance l’autorisant à construire une autre vision de lui-même. Au fil des années, Jan Grue perçoit que c’est avec ce corps là, avec ce qui le constitue le plus intimement fusse-t-il défaillant, qu’il devient paradoxalement celui qu’il est. Son rapport aux lieux de sa vie par exemple, et notamment à la Californie qu’il verra toujours comme une terre d’accueil, disponible, large, est une image idyllique qu’il n’a pu façonner qu’à partir du corps avec lequel il la découverte. Et c’est aussi avec ce corps qu’il comprend un jour qu’il n’a pas besoin forcément d’accéder à l’inaccessible, qu’il doit cesser de se voir comme quelque chose qui aurait besoin d’être réparé, que la seule manière d’arrêter de se fuir, c’est de devenir soi, le seul soi envisageable.
« J’aimerais m’imaginer hors de mon corps, hors de mes chevilles usées. Mais il n’y a pas de moi sans ce corps, de moi avec un corps qu’on ne remarque pas, le corps d’une autre vie. Ce dernier a beau ne pas exister, il me hante comme une ombre. Il me suffit de fermer les yeux pour skier tous les hivers, pour courir dix kilomètres tous les matins. »
─ Jan Grue, Ma vie ressemble à la vôtre
Ce récit intime et fort, qui ne tombe jamais dans le pathos, emprunte le chemin d’une narration très libre qui rappelle celle d’une Joan Didion dans L’année de la pensée magique, écrivaine dont l’auteur norvégien dit se sentir proche. Il voyage d’une époque à l’autre, d’un souvenir ancien à une scène récente, par la seule fantaisie de la mémoire qui court et rebondit, indomptable mais aussi incertaine, fragile. Mais face à l’intensité de ce que l’auteur norvégien nous permet de comprendre et de ressentir, une vie empêchée, complexifiée, c’est aussi du côté des philosophes Claire Marin ou Ruwen Ogien que le texte nous semble tisser des parentés, eux qui ont si bien pensé et dit cet écart, ce sillon continue et liberticide que creuse la maladie.
Avec Ida, son épouse, Jan Grue a construit une vie qui ressemble en tous points à la nôtre. Banalement. Banalement, mais héroïquement aussi, car on reste sans voix quand il décrit son quotidien et le niveau d’exigence et de courage qu’il faut pour la traverser. Devenir père, lui a permis, aussi et enfin, de comprendre ses parents, comprendre ce qu’a été leur vie, leur souffrance, et ce qu’ils ont dû faire, eux-aussi, pour l’engager à devenir lui-même. Le livre s’achève sur une scène qui décrit l’accouchement de son épouse. C’est un moment d’une émotion inouïe, difficile à contenir. Au dernier moment, alors qu’ils ont tout organisé avec une amie afin d’être prêt, malgré les obstacles habituels, Jan ne peut finalement pas assister à la naissance de son fils, parce que son épouse doit avoir une césarienne. A cet instant, encore, il est une personne dont la vie ressemble à la nôtre, rien ne l’en distingue et pourtant.. Pourtant quand il faut précipitamment passer à une phase opératoire, plus rien n’est prêt pour accueillir Jan dans cette urgence, et il doit abandonner son rôle de père, de témoin de cette naissance, à l’amie qui les accompagne. Toutefois, malgré la peine et la colère qui saisissent le lecteur , le message qu’il nous transmet à cet instant si intense, si fort, c’est que tout cela ne doit être vu que comme un événement de la vie ; particulier, oui certes, mais comme le sont toutes les vies, remplies d’événements inédits et contingents qui font de nous ce que nous sommes.