[dropcap]M[/dropcap]a mère passait son temps dans le boxon de sa cuisine. Le soir, après nous avoir couchées, elle cuisinait les restes, pour pas que ça pourrisse, elle disait. Je m’endormais dans les odeurs de friture et le bruit de l’aérateur encastré dans la vitre.
On mangeait dans le couloir, sur une table de jardin qui bloquait l’entrée de la cuisine. On ne repliait jamais cette table qu’on ne débarrassait pas non plus. Au mieux, on passait l’éponge entre les assiettes et les plats des repas précédents.
Le matin, ma mère s’installait près du four, avec son café au lait et son pain grillé dans une poêle en fonte, parce que soi-disant les grille-pains, ça cramait le pain.
Assise sur son tabouret près du four, elle nous faisait raconter nos rêves et elle les notait sur des bouts de papiers découpés dans des feuilles A4. Il y en avait partout, sur le frigo, les étagères, sur le bord de l’évier. Des bouts de papiers avec nos rêves dessus.
J’ai l’impression qu’il ne peut rien se passer de grave dans une cuisine. C’est ouvert, ça respire. C’est là où on raconte ses rêves. Là où je me relis quand j’en ai marre d’écrire à mon bureau.
Mes amis, quand ils passent, on reste bloqués dans la cuisine. Mes filles aussi, elles adorent squatter pendant que je fais à manger. Elles viennent me parler, me faire signer des trucs. Et les jeunes réfugiés que j’héberge en haut, quand ils descendent, on se met dans la cuisine pour discuter ou cuisiner ensemble.
Je me dis toujours qu’il faudrait manger sur la grande table du salon, mais j’ai trop la flemme de ranger cette table pleine de taches de peinture et du bordel des filles. C’est devenue la table des enfants, ça n’a plus rien d’une table où on mangerait, et d’ailleurs on n’y a quasiment jamais mangé, sauf au début, quand on l’a achetée sur Le Bon Coin à une nana qui plaçait sa mère en maison de retraite. On l’avait eue pour trois fois rien, mais on se sentait coupable, comme si on avait tué quelqu’un. Du coup la table a disparu sous une tonne de bordel et on a réinvesti la cuisine.
On est bien, là. C’est bien le bazar avec des poêles pleines d’huile, des quartiers de pommes, des bouts de légumes. Je laisse toujours des bouts quand je cuisine. Ils finissent pas moisir dans un bol ou un pot. Parfois ils sont tellement ratatinés qu’on ne sait même plus ce que c’est, mais je les garde, ça me rassure. Tant qu’un bout traîne, il y a une suite, un jour après, un bout de quelque chose.
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Anna Dubosc est auteure de Koumiko (2016) publié chez Rue des Promenades.
Elle est aussi auteure de :
Spéracurel (2009), La Fille Derrière Le Comptoir (2012) et Le Dessins Des Routes (2013), publiés chez Rue des Promenades.
Merci à elle de nous avoir offert ce texte.