[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]a littérature anglo-saxonne occupe depuis toujours une place très particulière dans mon cœur. Source intarissable de découverte et d’émerveillement, elle m’a offert certaines des rencontres essentielles qui ont forgé ma culture littéraire et façonné ma personnalité de libraire. C’est un immense pays à explorer, composé de territoires nombreux et d’autant de paysages, reliés par une même langue. Conscients de sa richesse et de l’affection que lui portent les lecteurs français, les éditeurs lui réservent une place de choix dans leurs catalogues.
Chaque année nous parviennent ainsi nombre de romans contemporains mais aussi des textes exhumés d’un passé plus ou moins lointain. Classiques tombés en désuétude ou en disgrâce, nouvelles traductions, textes injustement méconnus, de plus en plus de livres nous arrivent, « sauvés des eaux et de l’indifférence grâce à l’insistance d’un lecteur, d’un éditeur ou d’un traducteur plus curieux que les autres ». Et c’est toujours un enchantement de découvrir ces œuvres hors du temps, surgies de nulle part et arrachées aux tréfonds de l’oubli ou de la mémoire.
Meilleur ami / Meilleur ennemi (Good Times, Bad Times) de James Kirkwood, publié en 1968 aux Etats-Unis, est de ces romans-là. De ces textes emblématiques d’une époque, d’un parcours et d’une œuvre, et pourtant inédits en français. Le voici enfin révélé par un de ces « petits » éditeurs passionnés que j’admire et affectionne et qui sont, pour moi, les plus grands. Ou plus exactement par une éditrice, dont le catalogue recèle mille trésors, notamment dans le domaine étranger, j’ai nommé Joëlle Losfeld. La dame a déjà permis aux lecteurs français de découvrir ou redécouvrir nombre de grandes voix anglo-saxonnes méconnues ou oubliées depuis 25 ans. Mary Elizabeth Braddon, John Meade Falkner, Leslie Poles Hartley, Sylvia Townsend Warner et Janet Frame, pour ne citer qu’eux, côtoient ainsi dans son catalogue de grands noms de la littérature contemporaine tels Sebastian Barry, Dermot Bolger, Paula Fox ou Jonathan Ames… Et c’est encore une très belle surprise que nous livre ici l’éditrice.
[mks_dropcap style= »letter » size= »80″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]Q[/mks_dropcap]ui se souvient de l’Américain James Kirkwood (Los Angeles, 1924- New-York, 1989) ? Sans doute pas grand monde dans l’hexagone, son premier roman, Il y a sûrement un poney, ayant été traduit en 1961 chez Robert Laffont. Fils de deux acteurs du cinéma muet qui connurent la gloire et l’argent avant d’être réduits à la pauvreté, il fut marqué par une enfance chaotique et le divorce de ses parents. Il entama lui-même une carrière d’acteur de « soap-opera » et de séries, avant de devenir écrivain et scénariste.
Auteur de cinq romans, acclamés par la critique, il connut surtout la gloire en cosignant pour Broadway la célèbre comédie musicale A Chorus Line en 1975. L’immense succès du show, qui lui valut un prix Pulitzer en 1976 et de nombreuses récompenses, le rendit millionnaire mais le précipita dans une vie d’excès et l’éloigna de l’écriture. Homosexuel assumé dans la sphère privée, il vécut toute sa vie durant dans la crainte que sa sexualité soit découverte par le public mais insista pourtant pour semer des indices dans toute son œuvre en y introduisant des personnages à son image. Il est mort en 1989 des suites du sida après avoir passé une décennie dans un quasi anonymat.
Deux adolescents unis, un directeur sadique, trois possibilités…
Second roman de l’auteur, Meilleur ami / Meilleur ennemi est un texte puissant, drôle et émouvant, aux accents autobiographiques, qui met en scène un triangle passionnel entre deux adolescents et un directeur puritain dans l’Amérique des années soixante. Et si vous pensez avoir tout lu des amitiés de pensionnat, détrompez-vous : cette histoire d’amitié interdite, à la vie à la mort, est une des plus belles qui ait jamais été écrite. Point de suspense à priori: nous apprenons dès les premières pages que le narrateur, Peter Kilburn, 18 ans à peine, est en prison pour meurtre. Le jeune homme est accusé d’avoir assassiné Franklyn Hoyt, le directeur du lycée Gilford où il était pensionnaire. Son meilleur ami, Jordan, est mort lui aussi. Peter ne nie aucunement les faits mais se réfugie dans le mutisme, refusant de répondre aux questions des journalistes.
Comment un garçon visiblement honnête et droit peut-il en être arrivé là? Que s’est-il passé dans ce pensionnat pour transformer ainsi un adolescent sans histoires en assassin ? C’est ce que nous allons découvrir au fil des pages et de la confession bouleversante que Peter va rédiger pour son avocat surbooké. Grâce à cette narration habile qui maintient une tension et un suspense permanents, le lecteur va mettre peu à peu en place les pièces d’un puzzle compliqué qui le mènera au dénouement tragique de cette histoire d’amitié hors norme.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C[/mks_dropcap]inq mois avant le drame… Peter est un adolescent dont la mère est morte trop tôt et dont le père, star du cinéma muet, vivote et a sombré dans l’alcool —toute ressemblance avec la vie de l’auteur est évidemment préméditée. Dès son arrivée à Gilford, l’établissement huppé du New Hampshire que Peter intègre avec joie suite à l’obtention d’une bourse, le directeur, un protestant puritain surnommé « le révérend », le prend en grippe. L’adolescent a tout pour déplaire à cet homme froid et strict : il est californien et fils d’un « catholique divorcé», acteur de surcroît, symbole pour M. Hoyt de la « décadence de Hollywood ». Ce dernier lui fait donc sentir dès les premiers jours qu’il n’a pas sa place dans cet établissement pour fils de bonne famille, autrefois très à la mode mais aujourd’hui doté d’une réputation médiocre.
Un peu solitaire parmi ces étudiants issus de milieux aisés, fier et rebelle, le sympathique Peter s’efforce de prouver sa valeur au sinistre directeur qui n’a de cesse de restaurer l’honneur de l’école terni par le scandale quelques années plus tôt. S’il n’a que faire de ses origines, l’adolescent ne se sent pas vraiment à l’aise et ne rêve que de trouver un meilleur ami.
« Ce qui me réjouissait le plus, c’était la perspective de me faire un meilleur ami. Je sais que ça fait un peu guimauve ou Tom Swift au pensionnat mais ça je n’y peux rien. Ce qui me rend plus fanatique que tout, c’est la quête d’un meilleur ami, avec qui je puisse tout partager. (…) Tout ce dont j’ai besoin, c’est d’un bon ami proche. Je suppose que de ce point de vue, je suis ce qu’on peut appeler monogame ».
Une sorte de moitié, de frère jumeau qui l’aiderait à s’acclimater à la vie austère du pensionnat et à oublier sa solitude. « L’esprit oublie toutes les souffrances quand le chagrin a des compagnons et que l’amitié le console », disait William Shakespeare. Par chance, Peter le trouvera bientôt en la personne de Jordan Legier, un jeune homme élégant de 20 ans, débarqué de la Nouvelle-Orléans en cours d’année, et pour lequel il éprouve un véritable coup de foudre amical au premier regard.
« Il y a bien eu une surprise. Pas celle que je m’étais imaginée. Je venais à peine de m’asseoir quand j’ai entendu M. Kauffman se racler la gorge. En levant les yeux, je l’ai aperçu debout juste en face de moi à une place que l’on venait d’installer, et à côté de lui… un visage complètement nouveau ».
Tout semble pourtant opposer les deux adolescents : Peter est beau gosse, grand, blond et totalement désargenté. Malgré une enfance chaotique, il aime son père, auquel il pardonne ses absences et ses failles —il les lui pardonnera d’ailleurs jusqu’au bout. Il a toujours manqué d’une mère et rêvé d’avoir une vraie famille. Jordan est au contraire chétif et palot —il a le cœur malade. Il est venu à Gilford pour fuir sa mère et sa famille. Il est très riche, distingué et possède un aplomb extraordinaire.
« C’est sans doute cette inaptitude à participer à quelque activité ardue que ce soit qui lui a donné cet aplomb à toute épreuve. Rien ne le décontenançait ; peut-être serait-il plus exact de dire qu’il ne se laissait pas décontenancer par quoi que ce soit. Je l’ai rarement vu perdre son sang-froid ou tomber dans l’agitation. Mais il n’était pas pour autant du genre mollusque. Il était plein de curiosité, d’enthousiasme et d’énergie mais il canalisait le tout comme une soupape qui laisse sortir la vapeur petit à petit, sans que ça jaillisse en sursauts pétaradants ».
[mks_dropcap style= »letter » size= »80″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]M[/mks_dropcap]algré leurs différences, les deux garçons vont s’entendre à merveille et devenir rapidement inséparables. De la même manière que l’amour peut nous transporter, l’amitié les fait se sentir incroyablement libres, forts et vivants. Peter s’épanouit et s’émancipe aux côtés du charismatique et généreux Jordan, avec lequel il va partager d’inoubliables moments (les fameux Good Times évoqués dans le titre) sur et en dehors du campus. Ce dernier l’emmène dans des soirées au village écouter chanter la Grosse Patti, lui fait découvrir New-York et s’abandonner à l’insouciance de l’adolescence. D’une grande maturité pour son âge, Jordan est un ange de bonté qui n’hésite pas à défendre les plus faibles et est toujours partant pour faire les pires blagues. Il est sans aucun doute le meilleur ami que l’on puisse avoir, celui dont Peter rêvait tant… N’en déplaise au terrible M. Hoyt, qui voit d’un très mauvais œil la liberté d’être et de penser de ces deux jeunes hommes et cette amitié exclusive et totale qui les lie. Ces bons moments ne sont hélas que le prélude à une série de confrontations de plus en plus menaçantes et finalement tragiques avec le psycho-rigide directeur. Car ce dernier a développé une obsession inquiétante et trouble à l’encontre de Peter, qui se sent de plus en plus mal à l’aise en sa présence malgré sa propension à en rire avec Jordan. « J’avais beau ne jamais savoir à quoi m’attendre en matière de comportement de la part de M. Hoyt, je pense que je n’avais pas encore compris à quel point il était imprévisible ». Lorsque les deux garçons finissent par comprendre que la situation est grave et que leur relation forme une sorte de « triangle dangereux », une toile d’araignée inextricable, il est déjà trop tard. Hoyt s’est mis en tête que leur amitié fusionnelle était une histoire d’amour. Et il ne le supporte pas…
Meilleur ami / Meilleur ennemi (Good Times, Bad Times) est un roman que l’on a du mal à refermer tant l’on s’attache à ses personnages et à cette histoire à la fois drôle et tragique. Un roman intimiste et fascinant, qui nous tient en haleine de la première à la dernière ligne. Car si le dénouement nous est livré dès les premières pages, on se demande tout au long de l’histoire comment et quand la vie de ces deux lycéens ordinaires va basculer.
Encensé par la critique, il fut comparé à sa sortie à cet immense classique de la littérature américaine qu’est L’attrape-Cœur de J.D. Salinger (1951). Certes, le ton drôle et grave du narrateur nous rappelle un peu la voix du jeune Holden Caulfield, héros de Salinger, un adolescent sur le fil, expulsé de son école préparatoire, qui livrait ses errances et sa solitude dans un style familier et décalé unique en son genre. De même, le roman ne va pas sans évoquer Une paix séparée de John Knowles (1959), très beau texte inspiré des années de pensionnat de l’auteur, mettant en scène l’amitié tragique, teintée de rivalité, entre deux adolescents aux personnalités très différentes.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]M[/mks_dropcap]ais si James Kirkwood a sans doute été inspiré par ses prédécesseurs, il nous livre ici un texte très personnel au style désarmant, qui diffère des autres par sa construction mi-classique, mi-thriller et par sa précision dans l’analyse des situations et des caractères. Brillante idée en effet que cette narration en flashback et cette construction à l’image de poupées gigognes: la pièce maîtresse ou le dénouement nous sont immédiatement révélés, mais les éléments du puzzle et les événements qui ont mené à la tragédie nous parviennent progressivement sous la plume attachante du narrateur.
Le lecteur s’immerge sans mal dans la vie quotidienne de cet internat de garçons austère et comme figé dans le temps, à l’image de son chef d’établissement. Kirkwood maîtrise parfaitement l’art de la narration et se plaît à raconter les blagues potaches et les fous rires, les chagrins et les doutes, les camarades en tout genre et le surveillant peu autoritaire. Fin psychologue, il explore et révèle les zones d’ombres, les secrets et les blessures enfouies. Telles l’ombre et la lumière, les personnages, tous remarquablement incarnés, s’opposent violemment. L’étroitesse d’esprit, le sadisme et l’ambiguïté croissante de Hoyt, très bien décrits, se heurtent tout au long de l’histoire à la liberté, la pureté d’âme et de cœur des deux adolescents. Autre prouesse, le romancier parvient à traiter ce qui est en réalité un véritable drame comme une comédie: nombreux sont les éclats de rire à la lecture de la confession de Peter, tant les situations qu’il relate sont cocasses, sa plume sincère, drôle et émouvante, alors que cette histoire est une douloureuse tragédie d’un bout à l’autre.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]E[/mks_dropcap]ntre humour, suspense et émotions, ce texte puissant, dont on peut dire qu’il est un véritable « page-turner », est sans doute l’un des plus beaux romans sur l’amitié qui ait jamais été écrit. James Kirkwood excelle à décrire la naissance et la force de cette amitié fusionnelle, présentée comme totalement innocente, entre ces deux jeunes gens que tout oppose. De discussions sur la vie et l’amour (tous deux rêvent de filles et la seule ambiguïté sexuelle est en réalité celle de l’affreux Hoyt) en virées inoubliables, il décrit admirablement ces moments de complicité partagée, de rêveries et d’espérances, de tendresse et de fraternité. La force et le courage de résister au pervers directeur que Peter puise en cette relation (la scène finale de Hamlet, dont les répétitions ponctuent le texte, est un véritable tour de force). Il dit avec sensibilité et justesse ce que l’Amitié peut représenter lorsque l’on est adolescent, fragile et en pleine construction : une promesse de fidélité éternelle et de loyauté indéfectible. Un sentiment rare, unique et violent, aussi fort et passionné que l’amour…
Meilleur ami / Meilleur ennemi est un très beau livre dont on sort à bout de souffle et de mots, un peu triste de devoir dire adieu à des personnages aussi attachants mais heureux d’avoir cheminé à leurs côtés. Chronique puissante d’un drame annoncé et inéluctable, cette histoire d’amitié à la vie, à la mort, est un trésor à découvrir et devrait vous hanter longtemps.
« La fin du monde, ce sera peut-être comme ça. Un instant, juste un seul, pour comprendre que le monde touche à sa fin, périclite une bonne fois pour toutes- oui, c’est fini, donc… à quoi bon ? ».
James Kirkwood, Meilleur ami / Meilleur ennemi, Joëlle Losfeld, traduction Étienne Gomez