« Expliquer l’inexplicable /
Pour accepter l’inacceptable. »
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C[/mks_dropcap]ette formulation aussi abrupte qu’implicite, extraite des paroles de la première véritable chanson qui ouvre le tout premier disque en duo du musicien français Michel Cloup, pourrait suffire à résumer tout ce que sa démarche n’est précisément pas. Brandie telle un repoussoir qui pourrait s’apparenter à un épouvantail éthique, cette sentence confirmait alors, au détour de Cette Colère, complainte écorchée annonçant fermement la couleur de l’album Notre Silence, toute la singularité brûlante d’un artiste qui, après deux décennies d’activisme bruyant et lyrique, d’abord au sein de la rigueur bordélique mais puissante de Diabologum dans les années 90, puis dans une déclinaison plus directe et saignante avec Expérience dans les années 2000, avait encore suffisamment de morgue et d’inspiration pour creuser le même sillon d’intransigeance précieuse, tout en lui imposant une saisissante variation ascétique, tant en termes d’écriture affûtée que de charge sonore épurée.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]S[/mks_dropcap]i, dès ses débuts, Michel Cloup a assumé, avec originalité et humilité combinées, une filiation directe avec le verbe haut et fier d’une certaine chanson française engagée, sans jamais tomber dans aucune facilité didactique, sur le plan musical, son angle esthétique a toujours semblé lorgner du côté du rock noise qui irrigua les veines de l’underground américain des années 80 avant d’exploser aux oreilles du public mondial au cours de la décennie suivante. Alors qu’on le croyait définitivement rangé au prestigieux rayon des figures cultes d’une marge hexagonale défricheuse et indépendante, loin des sentiers battus d’une bande FM sclérosée, la publication en 2011 de Notre Silence, conçu en simple tandem avec le batteur Patrice Cartier, transfuge de sa précédente formation Expérience, prit tout le monde de court par son parti pris résolument ascétique, dévoilant à travers son squelette électrique une profondeur intimiste inédite.
[mks_pullquote align= »left » width= »250″ size= »18″ bg_color= »#CAD314″ txt_color= »#000000″]Portés par une trame musicale trompeusement chétive, entre salves de guitare alternativement languides ou acérées et rythmiques alanguies ou possédées, les mots de Michel Cloup trouvaient là une mise en valeur d’une pertinence rare et troublante.[/mks_pullquote]
Bien que les textes du bonhomme aient toujours été partagés entre ironie goguenarde et franchise brutale, la teneur du propos se parait cette fois-ci d’une introspection à la fois douloureuse et salvatrice, jetant un sel corrosif sur des plaies intimes dans lesquelles tout un chacun pourrait se reconnaître. L’abstraction globale de sa prose, alliée à la simplicité de termes courants mais choisis avec un discernement infini, s’avère alors d’une redoutable efficacité : portés par une trame musicale trompeusement chétive, entre salves de guitare alternativement languides ou acérées et rythmiques alanguies ou possédées, les mots de Michel Cloup, sans s’éloigner radicalement de ses thématiques passées, trouvaient là une mise en valeur d’une pertinence rare et troublante.
Qu’il décrive sans s’en exclure, avec amertume et bienveillance mêlées, le renoncement collectif de ses contemporains, pris entre l’enclume politique et le marteau social, ou qu’il scrute au scalpel les affres d’une relation de couple, la tension fiévreuse et palpable de sa verve romanesque transcende dans les grandes largeurs son cas particulier pour toucher toutes les cordes sensibles possibles, là où ça fait le plus mal. Son hyperréalisme abrasif, plus déclamé que réellement chanté, se déclinera en 2014 sur le plus dur Minuit Dans Tes Bras, avant que Patrice Cartier ne cède la place à Julien Rufié pour l’excellent Ici Et Là-Bas de 2016, sur lequel Michel Cloup pousse encore d’un cran sa description rugueuse d’un monde déboussolé, partagé entre constat implacable (Nous Qui N’Arrivons Plus À Dire Nous) et effroi défaitiste (La Classe Ouvrière S’Est Enfuie), tout en puisant encore plus profondément dans sa propre histoire personnelle le temps de la confession poignante et solaire qui hante les quatorze minutes de l’épique Une Adresse En Italie.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L’[/mks_dropcap]annonce, à la fin de l’année 2018, de la sortie imminente d’un quatrième album sous cette configuration en duo pouvait laisser croire à une gestion rituelle de fondamentaux déjà bien balisés sur ses trois prédécesseurs. Un premier extrait dévoilé en janvier dernier dissipera partiellement cette anticipation : si la marche implacable du martial Les Invisibles semble s’inscrire dans la lignée directe des efforts précédents, cette narration possédée, à la limite de l’hallucination qu’infligerait sans détour un tétanisant film d’horreur, décrivant avec fougue la montée au créneau de tous les laissés pour compte de notre monde moderne, laisse entrevoir une timide mais précieuse lueur d’espoir.
« Ce n’est pas Marvel, DC Comics / Ce n’est pas Netflix, c’est la vraie vie », assène Michel Cloup d’une voix aussi lasse qu’insistante. On ne sait plus s’il s’agit là du fantasme avoué d’un soulèvement général ou d’une illusion psychotrope sans retour, toujours est-il que ce pavé sonore entre en résonance d’une manière à la fois troublante et percutante avec l’actualité nationale récente. Couplée au visuel lardé de jaune de la pochette du disque, cette salve pourrait aisément être taxée d’opportunisme, pour peu que l’on oublie toutes les mises en garde, certes poétiques mais bel et bien concrètes, proférées par le chanteur toulousain depuis bientôt trente ans. De source absolument fiable, la chanson, comme le graphisme qui orne ce nouvel album, était de toutes façons bouclée bien avant le mois de novembre.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]À[/mks_dropcap] l’écoute de ce long format plus concis et direct que les précédents, il est absolument frappant de voir (et d’entendre) à quel point son titre colle à son contenu de façon si symbiotique. Avec ce Danser Danser Danser Sur Les Ruines qui sort en ce début de printemps bien incertain, le Michel Cloup Duo propose un pas de côté saisissant, qui tranche de façon singulière mais pourtant cohérente avec la noirceur quasi-omniprésente exposée sur les volumes précédents. Du bondissant Gagnants qui ouvre les hostilités, dessinant une joyeuse réalité alternative avec sa basse groovy et sa syncope remuante, jusqu’à l’émouvant Le Futur Dans Tes Yeux, qui narre avec flamme et tendresse la renaissance de l’espoir d’un père au travers du regard de son enfant, le tandem insuffle une lumière inattendue dans son canevas certes sombre mais faussement impénétrable.
[mks_pullquote align= »right » width= »250″ size= »18″ bg_color= »#CAD314″ txt_color= »#000000″]Ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette oeuvre à la fois dense et explosive, que de réaliser cet exploit réjouissant et inédit : rendre la lassitude vigoureuse et le désespoir festif.[/mks_pullquote]
Nourries de textures électroniques discrètes mais sournoisement hypnotiques, les nouvelles compositions de Michel Cloup et Julien Rufié portent en elles la volonté évidente de transcender le marasme ambiant par une déflagration sonore enivrante et addictive. Du rêve éveillé d’Amnésiques Heureux, habité par une candeur simultanément utopique et étrangement familière, jusqu’aux retrouvailles imaginaires de Nous Perdre Dans Nos Rires, qu’un final glaçant et dissonant ponctue pourtant d’un écho raide comme un couperet, les deux compères semblent vouloir repeindre en fluo la grisaille contemporaine, à grand coups de riffs rageurs et de rythmiques entêtantes. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette oeuvre à la fois dense et explosive, que de réaliser cet exploit réjouissant et inédit : rendre la lassitude vigoureuse et le désespoir festif.
Au cours des huit minutes haletantes du manifeste Les Vrais Héros Ne Meurent Jamais, le combo se permet même une mise en abyme vertigineuse, évoquant la marque indélébile laissée par l’écoute de disques sur les vies quotidiennes de celles et ceux qui leur y laissent une place de choix, esquissant un hommage subliminal à une création artistique demeurant immortelle par-delà la finitude de l’existence terrestre de ses instigateurs.
C’est, par extension, tout le mal que l’on souhaite à ce Danser Danser Danser Sur Les Ruines, funambule à la fois teigneux et généreux, se baladant sur la ligne de crête qui sépare le plus âpre des pessimismes de l’irrépressible espoir qui étreint l’âme humaine dans sa nature la plus résistante : donner des idées à celles et ceux qui auront la chance, la volonté ou le plaisir de se regarder dans le miroir, simultanément extatique et sans fard, que leur tendent Michel Cloup et Julien Rufié. Un disque aussi crûment essentiel que foncièrement bipolaire, qui laisse imaginer ce qu’aurait donné la rencontre improbable d’un rejeton hypothétique des incontournables Léo Ferré et Colette Magny avec la vélocité tranchante et galvanisante des premiers Pixies et la pulsation lancinante et increvable de l’envoûtant American Dream, dernier album en date de LCD Soundsystem.
Sur le trajet les menant de Toulouse à Lille où ils tiendront une résidence de quelques jours, rodage nécessaire avant une tournée nationale qui débute ces jours-ci, j’ai pu intercepter le duo à Paris, pour une rencontre animée qui conduira Michel Cloup à dévoiler les motivations profondes de ce virage esthétique conséquent, quitte à s’aliéner une part de l’audience qu’il avait séduite avec ses œuvres et formations précédentes. Au final, peu importe : la sincérité parfois désarmante avec laquelle il évoque son passé héroïque, son présent fragile et un avenir collectif incertain, ne peut que renforcer l’appréciation d’un disque qui, à grands coups de lettres brûlantes, ouvre avec force et empathie le champ de nos possibles, loin de tout dogmatisme cynique et stérile.
Après avoir officié durant deux décennies dans des formations plus fournies, vous vous produisez sous une formule en duo depuis bientôt dix ans. Y avez-vous trouvé une forme d’aboutissement pour votre musique ?
Michel Cloup : Ce serait prétentieux de ma part de voir cela comme un « aboutissement ». Par ailleurs, ça relève moins d’une démarche purement musicale que d’une envie personnelle : il y a une dizaine d’années, peut-être moins, j’ai réalisé que j’en avais marre des formations en groupe, avec tout ce que ça implique autour. J’avais fait ça pendant vingt ans, et s’il y a des choses compliquées que tu peux gérer quand tu as vingt à trente ans, elles deviennent fatigantes quand tu atteins les quarante. Ce qui me plaît surtout dans cette formule en duo, c’est le rapport musical à l’autre, qui est beaucoup plus ténu que ce que j’ai pu connaître dans des formations plus larges, où j’ai l’impression que la musicalité était plus… diluée, d’une certaine manière. Et puis c’est aussi une facilité de fonctionnement : dans l’absolu, je pourrais refaire des choses en groupe, mais je crois que je n’en ai pas très envie (sourire).
Est-ce le fait de savoir que vous n’êtes « que » deux vous place dans une dynamique particulière au moment de l’écriture et de la composition ?
Michel Cloup : Oui, il est certain que ça oblige à se projeter et à anticiper sur bien des aspects, notamment du point de vue de la scène. On pourrait tricher en studio, encore et encore, et se retrouver démunis sur les planches, à ne pas pouvoir jouer nos morceaux. On va dire que ça nous force à penser la chose dans sa globalité concrète et pragmatique. Mais de toutes façons, à la base, notre approche fait qu’on enregistre tout dans les conditions du direct : cette envie de configuration en duo fait que dès le départ, on a envie de fonctionner sur cette énergie live, même en studio. Le disque a été enregistré comme ça ; même si quelques overdubs ont été ajoutés ensuite, et quelques voix refaites, la quasi-totalité des prises a été réalisée en direct.
Y-a-t’il une part d’improvisation dans ce processus ?
Michel Cloup : Au moment de la création en elle-même, oui, mais pas vraiment en studio. L’improvisation revient ensuite, lorsque l’on travaille sur scène, en préparant les concerts. Sur disque, et plus particulièrement sur le dernier album, il y a plutôt une envie d’être assez concis, d’avoir des titres un peu plus courts et des chansons plus ramassées, dans un format plus « rock » que ce qu’on a pu faire auparavant, avec des morceaux qui pouvaient parfois atteindre quinze minutes.
Julien Rufié : C’est aussi lié à la dynamique du duo dont tu parlais tout à l’heure : le fait de n’être que deux implique que personne ne peut se lâcher, il faut que tout le monde remplisse sa part. Ça pourrait être un fardeau, mais ça ne l’est pas dans notre cas : cela veut juste dire qu’il faut que chacun s’engage à fond pour qu’il se passe quelque chose d’intéressant. Un duo ne peut pas ronronner, sinon ça ne marche pas.
Michel Cloup : Il y a quand même des moments où j’aimerais me faire greffer un bras ou deux, pour être plus à l’aise (rires).
Même si vous aviez déjà manié des sonorités électroniques avec Diabologum ou Expérience, ce nouvel album les incorpore pour la première fois dans votre formule en duo, et s’oriente vers des formes plus dansantes, comme son titre le souligne. Était-ce une volonté de départ de vous démarquer des trois précédents disques ?
Michel Cloup : Absolument. Pour moi, les trois premiers albums en duo forment une sorte de trilogie, du point de vue de ce qu’ils racontent comme dans leur manière de le faire, notamment ce côté très sec se reposant sur un socle guitare/batterie qui, à l’époque, m’intéressait. C’était vraiment ça le propos de départ du duo, une certaine épure. J’ai fini pour en avoir marre, et c’était surtout le moment de faire autre chose. Et comme il y avait cette envie de raconter quelque chose de différent dans les textes, il y a eu ce besoin naturel de partir ailleurs au niveau musical également. Après les trois précédents disques, qui faisaient sens les uns à la suite des autres, ce qui faisait sens pour moi à ce moment-là, c’était justement de passer à autre chose (sourire).
[mks_pullquote align= »left » width= »250″ size= »18″ bg_color= »#CAD314″ txt_color= »#000000″] « C’est quelque chose d’assez égoïste finalement : nous n’avons pas envie de faire toujours la même chose. » – Michel Cloup[/mks_pullquote]
C’est quelque chose d’assez égoïste finalement : nous n’avons pas envie de faire toujours la même chose. Cette réaction a même été assez systématique pour ce nouvel album : dès qu’on a commencé à travailler dessus, à chaque fois qu’on mettait un truc en place, on le mettait de côté si ça ressemblait trop à ce qu’on avait déjà fait avant (rires). Mais on ne se séparait pas forcément du morceau lui-même : pour Gagnants par exemple, qui est un des premiers titres qu’on a mis en boîte, la chanson était là mais les arrangements sonnaient comme ce que le duo faisait en 2013. Tout en gardant les paroles et les accords, nous sommes partis sur autre chose pour le reste.
Certaines chansons de l’album (notamment Gagnants, Amnésiques Heureux et Le Futur Dans Tes Yeux) laissent transpirer un certain optimisme, dont on ne sait s’il est ironique ou sincère. Est-ce une façon pour vous de conjurer le désarroi contemporain ?
Michel Cloup : On va dire que c’est toute l’ambiguïté du disque (rires). Une chanson comme Amnésiques Heureux est censée décrire le monde d’après comme une espèce d’utopie. Le fait que j’en parle au présent donne un côté film de science-fiction au truc : on ne sait pas si c’est la réalité ou si le personnage est en pleine hallucination.
Julien Rufié : Pour reprendre des termes à la mode, on pourrait même parler de dystopie ou d’uchronie à propos de ce morceau. On ne sait pas si le narrateur est dans une dimension parallèle ou s’il a tout simplement pété les plombs.
Michel Cloup : C’est aussi un moyen de prendre le contre-pied de moi-même, en quelque sorte. J’en ai eu un peu marre de toujours débarquer avec mes histoires tristes. J’avais un peu l’impression d’être l’ami corbeau de tout le monde, qui monte sur scène pour raconter sa vie. Les gens venaient me voir à la fin des concerts, pour me dire que c’était super et qu’ils n’avaient pas arrêté de pleurer. Mais pour moi, ce n’est pas du tout un compliment, ça ! (rires) Je ne fais pas de la musique pour faire chialer les gens. C’est là que je me suis dit que j’allais essayer de les faire sourire, avec ma manière très personnelle de le faire. Et puis aussi de les faire danser, un peu.
Sur Le Futur Dans Tes Yeux, vous capturez un moment très particulier, décrivant un échange de regards assez poignant entre un père et son enfant. C’est du vécu ?
Michel Cloup : Oui, complètement. Quoiqu’il arrive, il reste toujours un peu d’espoir, surtout si tu as des enfants. Si je n’avais pas d’espoir, je n’en aurais pas fait et je vivrais seul. J’ai écrit ce morceau-là à un moment où j’entendais beaucoup de gens dire que les jeunes sont débiles, accrochés à leurs téléphones à n’écouter que de la musique de merde. Tous ces gens de notre génération ont vraiment des attitudes de vieux cons. Alors que moi, lorsque je regarde mes enfants et leurs ami(e)s, je ne fais absolument pas le même constat. Bien sûr qu’il y a des cons chez les jeunes, mais pas plus que chez les vieux, en tout cas. C’est le même pourcentage (rires).
Souvent, vos paroles ne décrivent aucun événement précis mais se concentrent sur des émotions brutes. Cherchez-vous à amener l’auditeur à se poser des questions claires par lui-même ?
[mks_pullquote align= »right » width= »250″ size= »18″ bg_color= »#CAD314″ txt_color= »#000000″] « J’aime bien que les gens puissent piquer des trucs dans mes chansons et se faire leur propre histoire avec. » – Michel Cloup[/mks_pullquote]
Michel Cloup : Aucune idée. Quand j’écris des chansons, je ne me pose vraiment pas de questions. Je ne réfléchis jamais à ce que je vais raconter, ça sort tout seul. Une fois que c’est fait, on peut éventuellement en tirer des conclusions, mais même moi je ne saurais pas quoi te dire à ce sujet. Pourquoi je fais les choses de cette manière-là, je n’en ai vraiment aucune idée. En revanche, il est vrai que je recherche un peu le fait que l’interprétation de ce que je fais soit libre. J’aime l’idée qu’il puisse y en avoir plusieurs, et j’aime bien que les gens puissent piquer des trucs dans mes chansons et se faire leur propre histoire avec. Tu parlais du titre Amnésiques Heureux tout à l’heure, et effectivement, je pense qu’il y a des gens qui connaissent mon travail passé et qui, en l’entendant, vont se demander ce qui m’est arrivé (rires). Alors que moi, franchement, ça me fait sourire, parce que je sais que tout le monde s’attend à ce qu’à un moment ou un autre, je finisse toujours par durcir le ton, encore et encore.
Et pourquoi pas d’ailleurs, puisque je l’ai déjà fait : l’an dernier j’ai sorti un disque avec mon amie Béatrice Utrilla, et je comprends qu’on puisse avoir envie de se tirer une balle après l’avoir écouté. Mais il n’y a pas que ça qui m’intéresse, j’aime bien aussi en prendre le contre-pied et faire autre chose, en particulier à notre époque où tout un chacun semble au fond du trou, prêt à mettre la tête des autres dans la merde pour s’en sortir. J’aime bien l’idée d’arriver avec un truc un peu plus léger et drôle, en espérant que ça ne paraisse pas crétin non plus.
Très souvent, vous employez la première personne du pluriel plutôt que celle du singulier : est-ce important pour vous, à travers ce « nous », de véhiculer un sentiment de collectif par rapport à ce que vous décrivez ?
Michel Cloup : On cherche un peu tous le « nous » en ce moment, non ? (sourire amer) Surtout chez les gens de notre génération, « à la recherche du NOUS perdu »… (rires) Cela dit ce n’est pas spécifique à notre temps, je pense que c’est un travail de longue haleine. Mais il est vrai qu’on vit quand même une époque du « je », ne serait-ce qu’à travers les médias modernes et les réseaux sociaux. Peut-être que j’ai moi-même perdu ce « nous » à un moment, et que je cherche à le retrouver depuis. Mais je ne suis pas dupe, je n’ai plus vingt ans. Il y a toujours chez moi un positionnement un peu ambivalent qui fait que j’avance à certains moments et que je recule à d’autres. Je me contente souvent d’observer les choses, et ça peut expliquer le second degré et la distance qu’il peut y avoir sur certains morceaux, qui deviennent un peu une sorte de jeu, en quelque sorte.
Vous avez essuyé des critiques parfois très dures à l’époque de Diabologum alors que votre projet en duo bénéficie depuis le début d’une grande respectabilité de ce point de vue. Est-ce vous qui avez changé ou le monde autour est-il devenu plus réceptif à votre démarche ?
Michel Cloup : Avec le temps, Diabologum est devenu un peu mythique, quand même, non ? (rires) Mais il est vrai qu’à l’époque, on se faisait siffler quand on jouait dans des festivals avec des groupes de ska festif. Pour ce qui est de la réception de ce qu’on fait, je ne suis pas convaincu que globalement, ce soit beaucoup mieux qu’avant. Néanmoins, je pense que ce qu’on a pu faire avec Diabologum a fait école, quelque part, même si on passait pour des martiens à l’époque ; au fil du temps, on a quand même réussi à fédérer des publics qui étaient très différents. Il n’y avait pas seulement des gens qui écoutaient du rock français, il y avait aussi des fans de metal, d’électro ou de rap. J’ai croisé des jeunes rappeurs qui m’ont dit qu’ils kiffaient Diabologum, ce qui a été un truc assez marrant. Ce qui me fait le plus plaisir, c’est justement quand ce genre de réaction vient de gens pour qui le fait qu’ils apprécient mon travail n’est pas gagné d’avance. Je suis évidemment content quand ce sont des ami(e)s ou des gens qui écoutent déjà ce genre de musique à la base, bien sûr. Mais lorsque je sors de scène dans une salle remplie de gens qui ne nous connaissaient pas, le fait d’être arrivé à accrocher des gens qui, a priori, n’auraient pas accès à notre boulot autrement, voilà ce qui me fait le plus plaisir, en fait.
[mks_pullquote align= »left » width= »250″ size= »18″ bg_color= »#CAD314″ txt_color= »#000000″] « Je pense que ce qu’on a pu faire avec Diabologum a fait école, quelque part, même si on passait pour des martiens à l’époque. » – Michel Cloup[/mks_pullquote]
Pour moi, elle est surtout là, la forme d’aboutissement que tu évoquais au début, parce que je ne te cache pas qu’en France, c’est un peu dur, quand même. Quand tu veux faire quelque chose d’un peu… exigeant, on va dire, ce n’est vraiment pas facile. Le public est quand même difficile. C’est sûr que les médias n’arrangent rien non plus, ça ne nous facilite pas la vie, c’est évident. Mais ce n’est pas la seule raison ; si tu regardes ce qui se passe en Angleterre ou aux Etats-Unis, le rock y est une vraie culture, qui s’apprend quasiment à l’école, pour ainsi dire. En France, non. Ce n’est pas la même chose. Quand tu as des parents qui écoutent Neil Young ou des artistes français underground, ça fait vraiment une différence, au niveau de ta propre culture. Ce n’est donc pas facile en France, et ça l’est de moins en moins, bien que la scène indépendante se soit vraiment développée. Quand j’ai commencé la musique, c’était le début de tout ça et nous nous sentions un peu seuls, alors qu’aujourd’hui il y a plein de gens qui font de bonnes choses. Même si ce n’est pas facile pour eux non plus, il y a quand même une alternative, en France, pour écouter autre chose que ce que nous servent tous les médias mainstream, comme diraient les gilets jaunes (rires).
Au-delà des différences entre vos démarches artistiques respectives, vous semblez entretenir un lien particulier avec Pascal Bouaziz, de Mendelson et Bruit Noir. Vous sentez-vous unis par un esprit commun, et pensez-vous occuper avec lui une place particulière au sein de la scène française actuelle ?
Michel Cloup : On se connaît depuis longtemps, avec Pascal. La première fois que nous nous sommes rencontrés, c’est lorsque Mendelson a fait la première partie de Diabologum au Café de la Danse à Paris, en 1996 ou 1997. D’ailleurs, ce qui sera historique, c’est qu’on se retrouvera sur cette même scène ce vendredi 5 avril, puisqu’il ouvrira pour nous avec Bruit Noir, plus de vingt ans après. Déjà, à la base, nous nous sommes bien entendus sur un plan humain, et c’est quelqu’un dont j’adore le travail, à travers tout ce qu’il a pu faire. C’est quelqu’un que j’admire et respecte en tant qu’artiste, et vu qu’en plus il se trouve que c’est un mec super, nous sommes devenus copains. Et de temps en temps, quand on peut, on travaille ensemble. Ça nous est déjà arrivé plusieurs fois par le passé. Pascal avait organisé une soirée d’anciens du label Lithium, à laquelle nous avions été invités. Dès que c’est possible, on essaie de se retrouver (sourire).
Par rapport à la scène française, on reste un peu des outsiders, quand même. Mais je t’avoue que je n’aime pas trop raisonner comme ça, à me regarder de loin avec complaisance. Même si je pense qu’effectivement, nous sommes des gens un peu atypiques, il y en a plein d’autres. On ne choisit pas forcément la facilité, on n’est pas dans un truc confortable où on fait notre petit disque pépère qui ressemble au précédent et à celui d’avant. C’est vrai qu’en France il y a beaucoup de gens qui mènent une carrière tranquille, mais je pense que par nature, on n’est pas trop là-dedans. Quant à la place que nous sommes censés avoir dans tout ça, je n’en ai aucune idée.
« Les vrais héros ne meurent jamais / Leurs voix, leurs mots, leurs sons résonnent en nous », chantez-vous sur un titre. Qui sont les vôtres, passés comme présents ?
Michel Cloup : Oh la la, il y en a plein. Et puis tu sais, les « héros », ça évolue, ça change, il y en a qui disparaissent, d’autres qui reviennent. Quand j’ai regardé la dernière saison de Twin Peaks, David Lynch est revenu dans ma vie après l’avoir « quittée » pendant presque une dizaine d’années. En musique, c’est très large, mais Sonic Youth est un groupe qui m’a énormément marqué. Quand j’ai commencé à les écouter à la fin des années 80, ça a été un véritable choc. C’est un groupe que j’ai eu la chance de rencontrer jeune, en faisant leur première partie au début des années 90. C’est une formation qui m’a vraiment influencé, et pas seulement par leurs disques : j’ai également été marqué par leur manière de faire les choses, leur rapport à l’art, au cinéma. Bien sûr, c’est un groupe qui m’a ouvert des portes dans le domaine musical, mais aussi sur l’art contemporain. Sonic Youth est arrivé et ça a été comme un courant d’air dans ma vie, j’ai découvert des artistes, écouté du jazz et du free jazz grâce à eux. C’est donc un groupe assez fondateur pour moi, mais des héros, il y en a beaucoup d’autres.
Je ne devrais pas le dire, mais j’ai écrit le texte de cette chanson en dix minutes (rires). Les meilleures chansons naissent comme ça, alors que les pires prennent des semaines et des semaines et finissent à la poubelle (rires). Je l’ai écrite le soir de la mort de Mark E. Smith (leader de la mythique formation britannique The Fall, disparu en janvier 2018, ndlr), et je n’ose pas imaginer à quel point il aurait détesté ce morceau. Comme tout le reste d’ailleurs (rires).
Danser Danser Danser Sur Les Ruines de Michel Cloup Duo
Disponible en CD, vinyle et digital depuis le vendredi 29 mars 2019 via le label Ici D’Ailleurs.
Michel Cloup Duo en concert le 4 avril à Besançon (Les Oiseaux), le 5 avril à Paris (Café de la Danse), le 12 avril à Saint-Macaire (La Belle Lurette), le 13 avril à Billère (Ampli Billère), le 16 avril à Toulouse (Le Métronum), le 26 avril à Rennes (Ubu), le 27 avril à Brest (La Carène), le 8 juin à Nancy (Festival Stereolithe) et le 22 juin 2019 à Grand-Quevilly (Les Bakayades).
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Un immense merci à Jean-Philippe Béraud de Martingale.