[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]Y[/mks_dropcap]órgos Lánthimos est un bon fils.
Définitivement adopté par Hollywood depuis son excentrique The Lobster (2015), qui mettait en scène une cauchemardesque société dystopique dans laquelle les veufs et les célibataires se voyaient condamnés à une mort surprenante s’ils n’avaient pas retrouvé l’âme sœur dans un délai d’un mois, le Grec surdoué frappe un nouveau (très) grand coup avec sa Mise à mort du cerf sacré (The Killing of a Sacred Deer). Attention chef-d’oeuvre, et double hommage à la tragédie grecque et à quelques uns des grands maîtres qui l’ont précédé, dont le moindre n’est pas Stanley Kubrick, auxquelles les références sont omniprésentes. Et en légataire à la fois dévoué et malicieux, sa piété filiale fait des étincelles lorsqu’il traite ces deux héritages avec un humour noir qui confine au surréalisme.
Dans une métropole américaine banale et anonyme (vérification faite, il s’agit de Cincinnati), Steven Murphy (Colin Farrell), chirurgien cardiaque comblé par sa réussite professionnelle et sa vie de famille pavillonnaire heureuse, voit débarquer dans sa vie Martin (Barry Keoghan), un adolescent au passé trouble qui va chambouler l’ordre immuable des choses.
Est-il bon ? Est-il méchant ? Et d’abord, que fait-il, cet inquiétant ado au visage labouré par les cicatrices d’acné, à graviter dans des diners anonymes autour d’un notable mature qui lui offre de belles montres et le promène au bord du fleuve ? Neveu ? Fils avoué d’une précédente union ? Fils caché d’un lit adultère ? Ou le lien serait-il plus sordide ? En fait, nulle histoire inavouable entre ces deux-là. Quoique. Il y a quelques années, alors alcoolique, le bon docteur a laissé mourir sur le billard le père de Martin, et s’est depuis découvert une obligation morale de suivre les progrès du jeune homme dans la vie.
Marié à une entreprenante cheffe de clinique ophtalmologique (Nicole Kidman), et père de deux beaux enfants sans histoires, Steven laisse chaque jour s’insinuer un peu plus dans sa vie le garçon au regard bleu acier, trop poli pour ne pas être complètement psychopathe. Un beau matin, le plus jeune fils de Steven se retrouve inexplicablement paralysé des deux jambes. Immédiatement plongé par ses médecins de parents dans l’univers hospitalier, il souffre d’un mal que personne ne peut identifier, tous ses examens revenant sans résultats. Avant de recevoir la visite à son chevet de Martin, qui lors d’un aparté avec Steven va lui avouer les raisons de sa présence gênante dans les parages.
Martin dispose d’un pouvoir surnaturel quasi-divin. Un membre de sa famille ayant été tué par le chirurgien, celui-ci devra choisir lequel des membres de sa famille mourra en rétribution. Faute de choix de sa part, les quatre Murphy mourront. Pour bien prouver qu’il ne fabule pas, il décrit méthodiquement les étapes du calvaire à venir et libère un instant une de victimes de son sort sous les yeux de sa mère.
Non content d’avoir soumis le fils à un sortilège, il a en plus séduit la fille, qui devra lutter entre ses sentiments et sa volonté de survie. Comme, du reste, toute la famille, qui à l’occasion révèle des failles et des lâchetés insoupçonnées derrière ce lustre de richesse et de stabilité. Les certitudes scientifiques de la médecine s’effondrent progressivement face à l’inexplicable déliquescence des corps des enfants Murphy, et les certitudes morales des parents sont soumises à la dure pression de l’instinct de survie et de la résistance au chantage criminel de Martin.
La limite entre le bien et le mal est franchie par Steven quand celui-ci enlève l’adolescent diabolique et le séquestre pour le soumettre à des passages à tabac répétés, dans l’espoir vain de le faire renoncer à son plan sanglant. Et ce, bien que Martin lui ait expliqué que si lui-même venait à mourir, c’est toute la famille qui le suivrait dans la tombe.
Le film se conclut sur une ordalie finale qu’il ne sera bien sûr pas question de dévoiler ici, sauf pour dire que sa principale victime sera la seule de ces âmes esseulées à avoir refusé de ramper devant le bourreau.
L’histoire se répète toujours deux fois, la première comme tragédie, la deuxième comme farce, l’histoire du cinéma ne devrait pas faire exception.
Et en la matière, Lánthimos est un expert d’une répétition qui rit jaune. Tenons-nous en à Kubrick. Là où le Danny de Shining était un enfant innocent assailli par un pouvoir qui le dépasse, le Martin de Mise à mort devient un ado sociopathe et vengeur en pleine maîtrise criminelle de son pouvoir. Là où la doctoresse Kidman se présentait nue devant un miroir dans Eyes wide shut, la doctoresse Kidman se présente ici devant un miroir en pyjama en proposant à son homme un jeu sexuel un peu puéril, tout en parlant cuisine. Là où les travellings avant de Kubrick parcouraient les couloirs d’un hôtel hanté par une histoire lointaine, ceux de Lánthimos traversent ceux d’un hôpital ultra-moderne, tout aussi design qu’impersonnel, à l’image d’une société américaine qu’Henry Miller avait naguère qualifiée de «cauchemar climatisé».
Côté tragédie grecque, la morsure de l’ironie n’épargne pas le grandiose récit mythologique. A la trame du mythe d’Iphigénie – objet d’une allusion directe dans le film – se surimpose l’obligation de faire un choix indécidable entre les membres de sa famille, thème qui de la Bible au Choix de Sophie traverse l’histoire de la littérature. Drôle de manière, aussi, de traiter son film en lui donnant un titre si bizarrement éloigné de son contenu ? Nul cerf tué dans ces 120 minutes, certes, mais Lánthimos connaît son Euripide sur le bout des ongles : c’est parce qu’il a par inadvertance tué un cerf dans le bois d’Artémis qu’Agamemnon a dû sacrifier sa fille, faute de quoi ses navires n’auraient jamais atteint les côtes de Troie.
Le rapport de Lánthimos à ses acteurs révèle une démarche à laquelle quelques grands auteurs nous ont accoutumé. Comme Godard jouait avec l’image de Bardot, comme Kubrick détournait la plastique du couple Cruise/Kidman, Lánthimos pervertit l’apparence flamboyante d’un couple qui cette fois juxtapose la même Kidman à un Colin Farrell poilu, ventru et d’un caractère souvent veule.
Aussi doué pour les sentiments que l’éternel carabin qu’est son personnage, il se montre d’une absolue incompétence médicale et familiale. Comme le Murphy de Beckett, c’est un Irlandais exilé qui ne finit par trouver son fragile équilibre qu’entre les murs d’un hôpital. Parlant comme un automate, il explique à ses amis à haute voix que sa fille vient d’avoir ses premières règles, ment comme un arracheur de dents à sa femme qui s’inquiète de la déréliction familiale, et va jusqu’à interroger le principal du lycée de ses enfants pour savoir lequel il lui serait le plus intéressant de sauver. Bref, il est à mille lieues de l’héroïsme physique et moral dans lequel le place habituellement l’usine à blockbusters d’Hollywood.
Dans la même veine, on relève avec délice l’apparition brève d’une Alicia Silverstone jouant la mère de Martin, une des plus étonnantes surprises du film. La belle s’est transformée pour les besoins de la cause : on lui a fait prendre quelques kilos, on lui a noirci les quenottes et on en a fait une quadra célibataire en mal d’amant qui jette son dévolu sur les belles mains du docteur Murphy. La banale mère de la classe moyenne prend une provocante allure white trash, qui dans ce contre-emploi trouble autant son partenaire que les cinéphiles…
Et il y a cette Nicole Kidman-là, qu’il est impossible de rater. Îlot de souplesse intellectuelle et de solidité affective au milieu de la désagrégation de son ordre bourgeois, elle n’a jamais été filmée sous des traits si humanistes. Sincère, éthique, rusée quand il le faut, elle encaisse les coups du sort en affrontant courageusement le tortionnaire de ses enfants et les mensonges répétés de son mari. Sa patience et sa dévotion culminent dans sa confrontation avec un des confrères visqueux de Steven, qui la soumet à un infect chantage sexuel – pas sans écho en ces temps de libération de la parole – auquel elle cède pour tenter de sauver les siens.
Quant au maître ès crime du film, le jeune Barry Keoghan, on vous laisse le plaisir pervers de le découvrir. Il a déjà tout d’un tordu de légende : le faux-semblant, une détermination à se venger qui écrase les premiers émois sentimentaux de l’adolescence, et une morale vicieuse en diable qui tient en une phrase à faire hurler les professeurs de vertu : « I don’t know if it’s fair… But it’s the only thing I can think of as close to justice… »
Un mot enfin sur une dimension essentielle du travail de Lánthimos, qui achève de le rapprocher du grand Kubrick : l’extraordinaire souci de la précision et du détail dans le choix d’une bande originale qui colle parfaitement à son imagier. Comme Kubrick, il en appelle aux pouvoirs de la grande musique, si possible avec une dimension religieuse : le film s’ouvre sur une opération à cœur ouvert en gros plan accompagnée du Stabat Mater de Schubert (dans la version aérée de Michel Corboz) et se clôt sur un adieu entre les survivants et leur tortionnaire doublé par le chœur Herr unser herrscher de la Passion selon saint Jean de Bach, sous la battue lente et obséquieuse de Karl Richter. Une solennité pour souligner que le sacrifice demandé ayant été accompli, les dieux laisseront désormais les hommes en paix ? En tout cas, deux pièces christiques pour englober une histoire dont le surnaturel nous dépasse. Et entre les deux, comme dans 2001 et Shining, les stridences anxiogènes de Ligeti ponctuent tous les moments-clé et les retournements du film, qui en compte beaucoup.
Avec cette Mise à mort psychanalytique, Lánthimos s’installe définitivement au Panthéon des vivants, dans un grand éclat de rire sardonique. C’est donc peu dire qu’on a hâte de voir la suite.
Mise à mort du cerf sacré, de Yorgos Lanthimos
Sorti le 1er novembre 2017