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Niveau 6
Je n’imaginais pas alors ce qui m’attendait. Un libraire rencontre un auteur, c’est assez fréquent et banal. Mais mon enthousiasme à parler du livre, à le vendre, et à vivre par lui et à travers lui m’a accompagné pendant de nombreux mois vers des îles insoupçonnées. On me répondra que je suis naïf et que je me réjouis bêtement de ce qui m’arrive alors que ce n’est que le fruit de mon travail, et alors ? C’est mieux ainsi, d’être surpris par les retombées de nos actions. J’assiste donc en septembre à la lecture organisée dans le bar Le 61, situé rue de l’Oise dans le 19e arrondissement, une lecture à deux voix par des comédiens (Pierre Maillet et Matthieu Cruciani), une salle comble et scotchée, et de nombreux livres vendus, de nombreux verres bus. Plus tard je scrute la presse, qui tarde, mais qui se montre, article après article, bien que certains soient bien discrets, finissant par faire somme.
Puis vint le Prix Décembre, une sorte d’anti-Goncourt (historiquement) et aussi l’un des prix littéraires les plus dotés (30 000 €). Mais cette année, le Prix Décembre est dans la tourmente car son donateur Pierre Bergé vient de mourir, et personne ne sait si le lauréat recevra la somme censément allouée. Une histoire assez hallucinante tant elle fait écho à la poisse qui colle à la peau de Grégoire Bouillier dans le livre. Le jour de l’annonce du Prix, je reçois un coup de fil des éditions Flammarion qui m’invitent à fêter cela dans leurs bureaux de la place de l’Odéon. Je m’y rends, un peu tard et quelque peu gêné d’être là, mais mon travail semblait être reconnu par nombre de personnes travaillant ici et ayant entendu parler de ma croisade en faveur de ce livre. Ensuite, Grégoire Bouillier est invité à la librairie Le Divan pour fêter ce prix et pour faire – enfin ! – une rencontre en librairie, la première à Paris depuis la parution du livre. Il m’est demandé d’animer la rencontre, chose que j’accepte bien sûr et alors, Grégoire Bouillier me demande par téléphone si j’ai un comédien sous la main pour faire une lecture lors de cette soirée. Je lui réponds que non, mais je me propose pour la faire, sa lecture. Je le sens alors un peu hésitant, ne sachant pas si je pourrais rendre au mieux son texte à voix haute, mais il accepte. Vint alors une phase de préparation où nous échangions par mail les passages qui seront lus ce soir-là, et Grégoire Bouillier avait tout sous la main puisqu’il y avait eu en novembre une lecture à la Maison de la Poésie pour laquelle il avait déjà sélectionné des passages, il me suffirait de taper dedans.
(L’intégralité de cette soirée du 10 novembre 2017 est disponible à cette adresse.)
Le soir de la lecture au Divan, seule une dizaine de personnes y assistent, dont la grande majorité faisant partie de mon entourage ou de celui de l’auteur, mais qu’importe, je m’exécute et ce que je vis à ce moment, cette lecture qui dura plus d’une heure, bien que je me sois entraîné, dépasse mon entendement. Ce qu’il faut comprendre quand je dis cela, c’est que je ne me suis pas assis bêtement à une chaise, ai pris un micro et lu pendant une heure, non, je suis rentré dans une sorte de transe, j’étais habité, et ce n’était plus moi qui parlais, mais le texte qui s’échappait par ma bouche, qui prenait le dessus, je n’avais plus aucune prise sur ce qui se passait et une ou deux fois mon cerveau se reconnectait car il venait de comprendre une partie du texte qu’il n’avait pas saisie lors de la première lecture. Je n’étais qu’un système d’amplification, rien d’autre. Je suis sorti de cet exercice tremblant, assoiffé, épuisé, totalement raplapla. Tout le monde s’accorda pour dire que c’était réussi, Grégoire Bouillier le premier, très enthousiaste même de ma performance. Je venais de vivre l’une des expériences les plus fortes de ma vie de lecteur. Nous avons réitéré l’exercice au mois de janvier à la Librairie de Paris, le jour de la parution du Livre 2, et le même phénomène s’imposa à moi : ce n’était pas moi qui parlais, une fois de plus, mais le texte à travers moi. Il faut en faire l’expérience pour comprendre, tout comme il est inutile de chercher à décrire les sensations d’une chute libre à qui ne les a jamais éprouvées. À l’issue de cette seconde lecture, nous sommes allés dîner, Grégoire Bouillier, moi, ainsi qu’une dizaine de convives présents à cette lecture et lors de nos discussions, je glisse à l’auteur que ses longs passages sur le poker m’ont passionné car c’est un jeu auquel j’ai un peu joué mais qu’il ne m’était jamais venu à l’idée de décrire l’effet que ce jeu avait sur moi, et les pages en question reflétaient parfaitement ma relation au jeu.
Le samedi 10 février, je rentrais d’une semaine de vacances et me rendais avec joie à la Maison de la Poésie où se tenait une seconde soirée consacrée au Dossier M, cette fois-ci au Livre 2. Grégoire Bouillier m’avait prévenu que cette soirée allait sans doute être exceptionnelle car le comédien Laurent Poitrenaux, débordé par son enthousiasme pour le livre, proposa une lecture sous forme de tentative d’épuisement : lire toute la nuit, jusqu’au petit matin, Le Dossier M. Sacré programme. À 20 heures et quelques minutes de retard commença la soirée : Grégoire Bouillier avait préparé un texte d’introduction à la soirée, de présentation de son livre, encourageant les spectateurs (nous étions environ 150 au début de la soirée) à les suivre jusqu’au bout. Les deux premières heures furent consacrées à un condensé du Livre 1.
France Culture a fait une captation de ces deux premières heures (en faisant un montage et y ajoutant de la musique) :
Première partie :
Deuxième partie :
Au bout d’à peine une demie heure de lecture, alors que Laurent Poitrenaux lisait le passage décrivant le suicide de Julien (je vous ai dit précédemment à quel point ces pages sont drôles autant que sinistres) et qu’une grande partie de la salle riait à gorge déployée, une femme dans les premiers rangs s’est levée et a interrompu la lecture, s’adressant ainsi au public : « Oui, je m’en vais. Je m’en vais parce que vous riez et votre rire m’est insupportable. J’ai lu ce livre, je l’ai beaucoup aimé, mais jamais il ne m’a fait rire », jetant alors un froid incroyable dans la salle, un malaise s’installant alors pour au moins trente minutes. Cette intervention a été pour le moins troublante et fut l’un des grands sujets de discussion entre spectateurs durant le premier entracte. Qui était-elle ? Quel drame avait-elle vécu ? Pourquoi ce texte dont tout le monde s’accorde à dire qu’il est hilarant ne la fait-il pas rire ? Ou bien encore faisait-elle partie de la mise en scène ? Nous ne le saurons jamais.
À partir de 22h30 environ démarra la lecture du Livre 2, d’extraits choisis bien sûr, vu qu’il était impossible de lire le livre en intégralité en si peu de temps. Laurent Poitrenaux seul en scène, Grégoire Bouillier perché au balcon jouant le rôle de régisseur son et lumière, lançant ici une musique, là une vidéo ou un diaporama illustrant les propos du livre. La lecture se déroula ainsi jusqu’à 7 heures du matin passées. Nous étions alors une quinzaine à sortir ébouriffés et étourdis de cette nuit incroyable. Jamais je n’avais imaginé que je pourrais tenir une nuit complète assis dans une salle à écouter une lecture sans sombrer, tomber de fatigue, perdre mon attention. Ce fut pourtant le cas. Les entractes réguliers et les nombreux cafés ingurgités furent bien sûr d’une grande aide, mais tout de même : quelle lecture, quel comédien ! À y repenser, c’est l’un des moments de théâtre, de littérature, le plus fort que j’ai pu vivre.
Quelques semaines plus tard, Grégoire Bouillier m’appelait pour me proposer de venir jouer au poker chez lui, ce que je fis et, comment dire ? Vous êtes déjà allé dans un lieu décrit dans un livre que vous avez lu ? Je veux dire dans l’appartement d’un auteur ? Je veux dire dans l’appartement dans lequel l’auteur a vécu certaines scènes très fortes qu’il a racontées dans son livre ? Je veux dire dans la cuisine, dans la chambre, dans les TOILETTES, de cet auteur ? Et bien figurez-vous que c’était plus petit que l’image que je m’en étais faite. Et, accessoirement, j’ai perdu deux fois de suite.
(À suivre)