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Niveau 7
Ici le mot contamination. L’envahissement de mon corps par un organisme étranger, un livre en l’occurrence. Contamination qui donne lieu à un changement d’état : depuis la lecture du Dossier M, je ne suis plus la même personne. Je ne pense plus de la même manière, je ne lis plus avec le même regard, je vois des signes partout, je cherche à comprendre, à interpréter, à ne plus subir « la réalité, ce qu’on appelle la réalité », comme si elle était un élément extérieur à moi sur lequel je n’avais absolument aucune prise (alors que je n’ai aucune prise sur elle ! ), mais j’ai un besoin tenace de l’attraper, la secouer dans tous les sens, la tête en bas, pour que tombe de ses poches tout ce qu’elles contiennent, ses pièces de monnaie, son téléphone, ses clés, un briquet, un trombone, un bouton, une capsule de bouteille de bière, quoi d’autre ? Vous avez déjà fait l’expérience de l’immersion dans une œuvre, quelle qu’elle soit, un livre, un film, une série, puis vous surprendre à avoir été contaminé par celle-ci, ne mentez pas, combien de fois avez-vous intégré dans votre langage courant des phrases sorties des films des Monthy Python, de La Cité de la Peur, de Kaamelott, d’Astérix et Obelix : Mission Cléopâtre, de Game of Thrones, des Simpson, ou quoi ? Vous savez très bien de quoi je parle. Et regardez, ici-même, je parle, « j’écris, enfin, si j’écris », à la manière de, sous influence, sous perfusion j’ai envie de dire, du Dossier M, mais je le fais consciemment, comme un fait exprès, car c’est mon sujet, je veux lui coller au plus près et que lui aussi me colle à la peau, je veux qu’il se fonde en moi, et que je me fonde en lui. Pourtant je ne suis pas lui et il n’est pas moi. Cela n’a même strictement rien à voir, que nenni, et il faut que les choses soient bien claires, les vaches seront bien gardées pour la simple et bonne raison qu’on n’a pas élevé les cochons ensemble. « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », comme dirait l’autre (Lavoisier). La preuve : ce que je vous dis là, je voulais vous le dire en prenant ma douche tout à l’heure, mes phrases prenaient forme, j’avais le début (« Ici le mot contamination ») et puis je tirais le fil, comme ça, dans ma douche et dans ma tête, pendant que je frottais, que l’eau coulait, me rinçait, et ma pensée coulait au même rythme que l’eau, du haut vers le bas, elle était pure, enlevait la mousse, ma pensée m’apaisait, je me sentais bien avec elle et ne voulais à aucun moment l’interrompre, mais il a bien fallu car elle m’aurait fripé la peau et j’aurais alors pensé à ma consommation de pensée, et au fait que la planète en manque cruellement et ce que je crois avoir à volonté chez moi, il faut en garder un peu pour les autres, donc j’ai interrompu le flux, et j’ai regardé le tout s’enfuir en tourbillonnant par la bonde, et ma pensée partir avec l’eau, la mousse, les poils, hop ! Je me sèche, je m’habille, et je viens devant l’ordinateur pour tenter de retranscrire cette pensée limpide, ces phrases parfaites, ce cheminement de pensée conquérant, inarrêtable, inaltérable, irréprochable, et quoi ? Je me retrouve comme un con, à nouveau sali, comme si la douche n’avait servi à rien : je ne retrouve plus le cheminement exact, les mots ont changé, la structure de la phrase n’est plus la même, d’autres mots se sont incrustés, d’autres sujets, ce que vous lisez n’est pas du tout ce que j’avais prévu d’écrire, et plus j’avance, plus je m’approche de vous, plus je m’éloigne de moi, et vous comprenez ce que je veux vous dire ? Que ce que vous lisez, là, depuis le début, si vous êtes encore là (vous êtes encore là ? ), n’a rien à voir, mais absolument rien du tout, avec ce que j’ai pu penser en lisant Le Dossier M, vous croyez avoir une idée de ce que j’ai pu vivre, ressentir, penser, à la lecture de ce livre, mais tout s’est perdu au fond de la baignoire, tout ce que je vous raconte est déformé, ce n’est de toute façon que des cellules sur votre écran qui ne reçoivent aucune lumière, alors que toutes les autres cellules alentour sont bombardées par du blanc, en gros. Les caractères noirs formant des lettres ne sont finalement qu’une absence de lumière, ils n’existent que par la lumière qui les entourent. Vous fatiguez ? Vous voulez que j’abrège ?
Sur la pelouse bien tondue de la société, la vie est un chiendent qu’il faut arracher. Dans l’ordre réglé du monde, l’improvisation libre est une hérésie. Elle est une perte de temps, d’argent et de contrôle. Alors qu’elle est, individuellement et collectivement, la solution si improviser signifie être concentré, attentif, à l’écoute de soi et des autres, responsable enfin de tout ce que l’on fait. Signifie refuser les formats imposés et, de ce fait, cesser d’agir mécaniquement. Signifie je ne sais quoi qui rend heureux et rend libre.
Grégoire Bouillier, Le Dossier M – Livre 2, Flammarion, p. 836
Et ici je vous renvoie vers un article du site Lundi Matin, signé par Les intermittent.es du chaos qui se sont retrouvés confrontés à l’ordre réglé du monde se faisant passer pour de l’improvisation libre. J’ai lu cet article après être allé voir le spectacle en question. Enfin, avoir assisté à la première partie du spectacle et, après avoir tergiversé pendant l’entracte (30 bonnes minutes), décidé de ne pas assister à la seconde partie. Je n’arrivais pas à dire mon malaise, ma déception, j’étais pourtant le bon public pour cela, croyais-je, j’étais, comme on dit, conquis d’avance. Mais après deux heures qui m’ont paru très longues, durant lesquelles le spectacle faisait pschiiit devant moi, où je ne croyais pas un instant ce que je voyais, le pacte avec le spectateur que j’étais s’est envolé très vite, comme on referme un livre quand le pacte de lecture n’est pas net, où on se dit dès les premières lignes que l’auteur se fout de notre gueule, qu’il veut nous faire passer des vessies pour des lanternes, et là, dans cette salle bondée, où beaucoup de spectateurs semblaient prendre du plaisir, j’étais absent, comme exclu de ce jeu, de cette manipulation, si ça voulait nous faire croire que c’était en partie improvisé, je n’y croyais pas une seconde, si on voulait nous faire croire que c’était écrit et joué au millimètre, comme une partition si bien exécutée, je me disais que cette partition était vraiment bâclée. Bref. Vous avez compris. Je pourrais m’arrêter là, dire que je suis allé voir un spectacle qui m’a déçu et n’en parlons plus. Mais ce serait cacher une partie de la réalité, ce serait vous mentir si je ne vous racontais pas la suite. Car quelques jours après cette déconvenue (pour moi c’en était une, j’avais de la considération pour ce metteur en scène, deux des comédiennes sont pour moi comme des lumières au bout du tunnel quand je les aperçois sur scène ou dans un film, alors oui, une putain de déconvenue, fermez la parenthèse), ledit metteur en scène s’est pointé à la librairie où je travaille, et je l’ai surpris en train de déplacer la pile de livres de sa pièce pour qu’elle soit plus visible, en toute impunité, comme ça, il voulait faire mon métier, et qu’aurait-il dit si j’étais venu dire à ses comédien-ne-s de se mettre ici plutôt que là ? A-t-il improvisé ce geste et dans ce cas c’était potache et on rigole bien, ou alors le fait-il systématiquement lorsqu’il se rend dans une librairie ? Si vous avez la réponse, écrivez-moi à la rédaction.
Niveau 8
J’aimerais vous garder encore un peu avec moi, vous faire plein de citations du Dossier M et vous dire « regardez comme il écrit bien, comme il est intelligent, comme ce texte est génial », mais vous allez finir par ne plus m’écouter, par ne plus me lire, et, surtout, si j’en dis trop, si je vous réécris le livre, vous n’aurez pas besoin de le lire, alors que je ne veux qu’une chose, au fond, c’est que vous le lisiez ce livre ! Et vous savez quoi ? Quand je croyais bêtement qu’il me serait impossible de vendre Le Dossier M à mes clients, vous vous rappelez ? Eh bien, je me suis complètement planté : cela a été une de mes meilleures ventes de l’année, j’en ai vendu plus de 250 exemplaires, et un bon nombre de clients sont venus me voir pour me dire à quel point ce livre était le livre de la décennie. Je ne m’étais donc pas trompé. Je suis rassuré. Allez, maintenant c’est votre tour, vous allez le lire, en parler à vos amis, soûler tout le monde, et votre vie va changer.
Moi, j’ai une nouvelle rentrée littéraire à préparer, je ne vais pas passer ma vie à parler du Dossier M, à moins de faire une thèse, mais vous la ferez à ma place si vous voulez. N’oubliez pas de me citer dans les remerciements. Non, ne me remerciez pas.
Allez, qu’est-ce que je vais bien pouvoir lire maintenant ?
Et là vous vous dites : « Quoi ? Tout ça pour ça ? »
Fin.