[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]I[/mks_dropcap]maginez la grisaille, la claustrophobie derrière le béton et cette routine qui vous harasse. Imaginez cette échappatoire au bout de la route. La dune du Pilat, les odeurs de pins des Landes, le sable qui glisse au fond des chaussures, l’océan… immense.
Il y a cette silhouette tout en haut. L’homme a un appareil photo pour saisir la dimension sensible du paysage. Stéphane Merveille, force vive du label Monopsone, en tirera des clichés et l’idée de combiner cette captation à une mise en relief sonore.
De ce projet artistique est né un triptyque. Trois pochettes pour trois EP finement mis en musique par Matthieu Malon, Erik Arnaud et Orso Jesenska. Six titres enregistrés (dont deux reprises) pour chaque auteur, compositeur et interprète.
Sur la route du retour, l’autoradio diffuse les souvenirs de cette fugue…
Matthieu Malon – Peu d’Ombre Près Des Arbres Morts
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]O[/mks_dropcap]uverture du mouvement sur des pulsations introductives. Enclenchement par quelques effets synthétiques venant égratigner l’humeur mélancolique du titre premier. Matthieu Malon est lui aussi Sur La Dune. Son parlé-chanté est une évocation (fantasmée ?) des photographies précitées. Le refrain est irradiant et confère une luxure estivale aux réminiscences de la dysphorie post–coïtale. Retour d’une escapade amoureuse dans la douleur du blues, la désintégration romantique confirmée par une moue remplie de chagrin. Les cymbales achèvent ce souvenir intense mis magnifiquement en image par l’artiste lui-même (avec l’aide de Philippe Raymond et les souvenirs filmés d’internautes). Le clip à l’image de la chanson est parfaitement racé, d’une couleur sépia évocatrice de cartes postales un peu usées mais infiniment attachantes.
L’orléanais enchaîne avec la lourdeur répétitive de Désolé qui, dans son humeur, n’est pas sans me rappeler les angélismes diaboliques de Massive Attack. La délivrance est tendue, amplifiée par des superpositions puissantes. Plaisir défendu de se délecter de ces tonalités plus menaçantes, une douceur amère illustrée par des chœurs insistants ou autres accords plaqués. Il y a de l’électricité dans l’air !
Du même tonneau, Elle Chasse Mes Rêves revêt les habits d’un morceau hanté par un soupçon de noirceur venant imbiber des paroles écorchées. La peur est étouffante, la désillusion colossale. Matthieu Malon n’est ici pas si éloigné de son side project Brûlure dont les haïkus percutants et répétitifs (clamés par l’intrigante Rita Zaraï) ne cessent d’obséder la sphère.
L’estocade viendra, pour ma part, avec la piste 5. Dans La Chambre d’Hôtel décline durant six minutes une langueur d’exposition magnifiée timidement mais surement par une guitare cristalline. Le rythme assumé par Philippe Entressangle est lent. L’auditeur de ce récitatif découvre la solitude éthylique du personnage puis sa descente psychologique dans un marasme sans espoir de jours meilleurs. Après un court break post hémistiche, les salves de guitares apparaissent. Notre guide est rejoint alors par Joseph Mars du groupe Air Wave (cf l’article à lire ICI)… Explosion de riffs assassins pour un final, certes tendu, mais de toute beauté.
Au rayon des reprises, Matthieu Malon ose s’attaquer à deux standards de la pop anglo-saxonne mais n’oublie pas d’en franciser les paroles. Ce qui aurait pu s’apparenter à une expédition périlleuse est finalement une réussite alléchante. A ce titre, Dansons Les Larmes Aux Yeux est un cover malin avec ses aspérités rocailleuses qui viennent revisiter le tube suprême d’Ultravox. La cadence est vive et transcende une perception me permettant d’appréhender l’hologramme d’un Etienne Daho qui aurait pris des drogues stimulantes. Les plus informés me diront que ce n’est pas sur la dune du Pilat mais sur celles des Sables d’Or que ce dernier aura trouvé l’inspiration. Il n’empêche, le feu d’artifice est saturé et on se demande même si l’ami Malon sur l’achèvement du disque ne se serait pas trop pris pour un « guitar hero ». Mon petit doigt me dit que nous en saurons plus lors de la délivrance de son très prochain LP.
Erik Arnaud – Golden Homme
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]e moins que l’on puisse dire, c’est qu’Erik Arnaud semble être un garçon discret. Avec un premier album sorti en 1998 puis son épatant successeur quatre ans plus tard, on ressentait déjà, derrière les mots et les notes, les grincements du monde qui l’entoure. Une rédaction caustique mise en exergue par une pop ciselée dans le détail.
Avec Golden Homme qui donne son nom à l’EP et ouvre celui-ci, c’est d’une voix quasi aphone que l’intéressé tisse sa toile. La construction prend alors les allures d’un charme arachnéen, où les claviers magiques évoluent sur une pente électronique douce. À noter des effets stéréophoniques qui viennent mettre en valeur des transitions parfaitement bien glissées sur la partition. Quelques rebondissements légers pour saupoudrer le tout d’une classe absolue !
Le titre qui suit, intitulé Golden Femme (question de parité), est conduit par une guitare sèche sur laquelle vient se nicher un contre-chant quasi robotique. Si en général les procédés venant triturer les voix ne sont pas ma tasse de thé, j’avoue qu’ici le ressenti est bien différent. La ritournelle enjouée aux accents cultes de The Smiths, sans être le parfait négatif du morceau d’ouverture, en est au moins le parfait complément sexué. Là encore, les arpèges soyeux viendront hanter mon esprit pendant plusieurs jours.
Contrairement à ses deux acolytes du triptyque, Erik Arnaud établit une symétrie singulière entre les modernes, les anciens et les appropriations.
En effet, après les deux inédits précités, place est faite aux chansons revisitées et plus particulièrement Tous Les Cris Les SOS dans une version acoustique épurée. L’originale interprétée par Daniel Balavoine traduisait le mal-être face à la solitude. Ici c’est un charme discret qui opère et rend, pour le coup, le récit bien plus audible. La surprise sera donc de se faire happer par un classique de la chanson française arrangé délicatement sans les travers trop connus de chanteurs de bal. Une simplicité incisive… L’autre cover (Lover’s Spit de Broken Social Scene) sera à ranger dans les souvenirs outre-Atlantique. Des réverbérations toujours minimalistes mais pour effets maximaux viendront, à n’en pas douter, faire chavirer les filles et les garçons assis autour du feu de camp illuminant le panorama du haut de la dune.
Troisième et dernier chapitre de l’EP avec la partie « flash-back » du disque : le musicien revient avec deux anciennes démos. Tout d’abord Ma Chanson Française qui dépeignait il y a trente ans une veine déjà sarcastique.
Pour ma part, c’est surtout Comment Je Vis qui me fera chalouper sur les tics-tacs de percussions d’horloger.
« Je suis sur le banc et le match continue »
La métaphore footballistique est un leitmotiv prouvant chez Erik Arnaud le sens de la formule avec cet uppercut stylisé pour le moins terrassant.
Au final, un équilibre parfait et le billet (ici aussi) pour des nouvelles perspectives sonores que l’on espère un peu moins confidentielles car ce talent ne devrait rester si longtemps sous silence.
Le moment est venu pour moi de laisser la main à l’un de mes éminents camarades de plume, qui va vous vanter les mérites du dernier volet de ce recueil. Un instant (trop) court avec Orso Jesenska dont j’avoue n’avoir retenu les fines subtilités qu’après avoir réellement tendu l’oreille. Ce léger et nécessaire effort d’attention étant une belle récompense en retour. Un disque de grande classe dont l’expert Jism nous délivre ci-contre son propre ressenti… bien évidement dithyrambique.
Ivlo Dark
Orso Jesenska – Les Variations D’Ombre
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]N[/mks_dropcap]ous terminerons donc cette chronique par le plus atypique des trois EPs, celui d’Orso Jesenska. Je ne vous ferai pas l’affront de faire les présentations, Orso a été notre coup de cœur 2015 lors de la parution d’Effacer La Mer. Si vous voulez plus de détails, tapez son nom sur la barre de recherche d’Addict Culture et vous aurez accès aux quelques 7400 articles qui lui ont été consacrés.
Donc Orso, comme ses deux comparses, s’est plié à l’exercice imposé par le label. Mais, à l’inverse de Matthieu Malon et Erik Arnaud, où le trip apparaît plus urbain, plus dur, Orso, pour illustrer au plus près la photo choisie, convie l’auditeur à une ballade quasi-onirique en forêt. Bien sûr, pour ceux connaissant déjà sa musique, vous direz qu’il ne pouvait en être autrement. Pourtant Les Variations D’Ombre n’est pas qu’un simple prolongement d’Effacer La Mer ou d’Un Courage Inutile, il redéfinit entièrement les contours de sa musique en affirmant son étrangeté. Sa base est folk, ça ne fait aucun doute mais, comme dans l’introduction de Forêt, il y a une instabilité permanente, tout semble vaciller, sur le point de perdre l’équilibre. La guitare sèche essaie de donner la mesure, le piano ne sait exactement où aller, la guitare électrique tangue, perdue, puis vient la voix d’Orso, repère qui structure tout le morceau : le couplet, le refrain, la mélodie se mettent en place comme par enchantement, les arrangements jazzy apportent une touche onirique au morceau, à laquelle s’ajoute la présence éthérée de Claire Vallier. Bref, vous êtes bien au cœur de la forêt mais une forêt Lynchienne ou Burtonienne d’où aurait été effacé l’aspect sombre, tortueux, au profit d’une étrangeté flirtant avec le merveilleux. Les trois autres morceaux originaux ne feront que confirmer cette orientation.
Paysages voit la ballade s’accélérer, les chemins devenir sinueux, inconfortables, la chute jamais loin mais toujours évitée par la grâce d’un dialogue incessant entre le piano et la guitare.
Terrier quant à lui met en avant ce sentiment de fuite que nous avions lors de Paysages, comme si nous suivions le parcours du lapin fou de Lewis Carroll. Il faut dire qu’Orso Jesenska s’y emploie à merveille pour le restituer : le jeu du batteur (Thomas Jean Henry), par moment chaotique, accentue cette étrangeté, la guitare de Mocke semble parfois se liquéfier, lors du break notamment, évoquant par la même occasion un passage entre deux mondes, et les chœurs de Vallier donnent une consonance fantasmagorique au tout, rappelant le chant des sirènes.
Et enfin, Dans Le Vent Du Soir renvoie au crépuscule, au retour à la réalité, le morceau paraît flotter dans un entre-deux, pris en étau entre l’harmonie et la dissonance, le piano atteint la grâce du Ting des Nits, la voix de Claire Vallier se fait plus fantomatique et, pour finir, la mélancolie fait son apparition.
Aussi, comme vous pouvez le constater, en à peine quinze minutes, le marseillais redéfinit complètement son univers tout en restant parfaitement identifiable dès la première note, dès le premier souffle. Avec les quatre compositions originales de cet EP, Orso Jesenska nous balade dans un univers d’une richesse surprenante : les dunes du Pilat deviennent donc un lieu féerique et inquiétant, peuplé de créatures étranges, de dangereuses sirènes, d’arbres noueux, un lieu où, comme dans la musique, tout devient possible.
Vous me direz que je n’ai pas parlé des reprises. Normal, elles tranchent complètement avec les chansons originales, tout en s’intégrant parfaitement au EP. Déjà, chacune arrive en fin de face, histoire de bien faire la coupure avec ce qui a précédé. Ensuite, si Orso tient une ligne parfaitement claire sur ses propres compositions, il transfigure littéralement ses reprises en gardant à l’esprit ce qui fait le sel de son EP : l’étrangeté. C’est vrai, pourquoi faire des reprises toutes simples quand on peut les déconstruire, en changer le matériau ? Pour se faire, il va prendre le style de l’une pour l’adapter à l’autre et réciproquement. Aussi le folk de Ganmaria Testa se mue en jazz, expurgeant par la même occasion la noirceur originelle du morceau, et le jazz de Hoagy Carmichael se trouve mis à nu comme jamais à travers un folk complètement dépouillé, dans lequel s’invite le silence. C’est simple, efficace, d’une beauté assez remarquable et tout à fait surprenant quand on connaît les morceaux originaux.
Bref, avec Les Variations D’Ombre, Orso Jesenska confirme qu’il est un des talents français les plus prometteurs de sa génération, un des plus sensibles en tous cas, creusant son sillon inlassablement, s’éloignant de plus en plus de ses influences pour se forger une identité propre et développer un univers unique, immédiatement identifiable, empreint d’une poésie, d’une sensibilité rares. Les Variations D’Ombre n’est que son troisième disque mais quelque chose me dit que vu le talent du garçon et la progression impressionnante constatée entre chaque sortie, le prochain opus devrait truster le trio de tête de fin d’année. Reste juste à espérer que ce soit pour 2017.
Jism
Le résultat en trois volets est publié sous forme de disques vinyles 12″ (édition limitée à 200 exemplaires) ou CD, pochette en digisleeve. L’ensemble des trois disques est disponible depuis le 20 janvier 2017. Il est aussi possible de se procurer ceux-ci avec un tirage en haute qualité des photographies signées par Stéphane Merveille. Précisions et commandes en cliquant sur le lien ci-dessous.