[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C'[/mks_dropcap]est en piaillant, tout content, qu’on se précipite dans la salle obscure pour découvrir le nouveau film de Nanni Moretti, Mia Madre. On en ressort grave, secoué et soucieux. Mieux qu’il ne l’a fait dans La Chambre du fils, le réalisateur s’attaque ici à la question de la mort et, plus particulièrement, de la mort de sa mère.
Nanni Moretti a perdu sa propre mère et en fait un film. Sa démarche est inscrite dans la réalité, avec la conviction que le cinéma est à la fois cathartique et plein d’enseignements. Il fait cependant un choix singulier en décidant, pour une fois, de ne pas incarner le protagoniste principal du film mais de reléguer son récent rôle d’orphelin à une femme. Une femme cinéaste, confrontée à la mort de sa mère en plein milieu d’un tournage : son double féminin, en quelque sorte. Le résultat est singulier et intéressant.
Par le biais d’une actrice (Margherita Buy), il crée une autre dimension à son drame. Comme Margherita-la réalisatrice (elle porte le même prénom dans la vie et dans le film) le conseille à ses acteurs, conseil que Nanni Moretti donne toujours lui-même à ses propres acteurs, il est important de rester « à côté » de son personnage et non pas « dedans ». Éviter un jeu trop artificiel en donnant au personnage toute la complexité de la personne qui l’incarne. Margherita-l’actrice donne donc une dimension supplémentaire, sa propre personnalité, au rôle qui était celui de Nanni Moretti dans sa vie et dont il s’est détaché. Il s’en détache tant et si bien qu’il incarne, lui, le rôle du frère de Margherita, qui est certes triste mais garde la tête sur les épaules, contrairement à elle. Il est la voix de la raison, il est toujours calme, il sait globalement quoi dire et quoi penser. Pour parler de son histoire et du rapport à sa mère, Nanni Moretti s’efface donc derrière un personnage secondaire en laissant la primauté à une autre femme.
D’un point de vue psychanalytique, Nanni Moretti évite par le biais de cet artefact l’affrontement avec la dimension incestueuse de sa relation envers sa mère. La narration, détournée de son propre drame, lui permet de refouler l’inacceptable et le problématique. D’un point de vue cinématographique et narratif, c’est, je trouve, un bon détournement mais qui présente certains désavantages. L’inconvénient principal étant que la relation de Margherita à sa mère paraît incomplète et trébuchante. Ça ne colle pas tout à fait (et pour cause, ce n’est pas vraiment d’elle dont il est question).
C’est d’autant plus frappant que tout le film se construit, de façon brillante et subtile, autour de l’effacement des frontières entre réalité, rêves et fantasmes. On assiste aux cauchemars de la protagoniste, d’abord en toute conscience de l’onirisme et puis progressivement, on ne peut plus distinguer entre telle scène ou telle autre, ce qui relève du rêve, de l’imagination ou de la réalité. Cette confusion est appuyée par une mise en abîme du cinéma dans le cinéma. L’acteur principal du film que réalise Margherita à l’intérieur du film de Nanni (John Turturro) crie sans cesse qu’il veut « retourner dans la réalité ». On ne sait plus où est cette réalité : dans le film, dans le film du film, auprès de Nanni Moretti ou auprès de Margherita? Nanni Moretti illustre parfaitement la complexité et la confusion de la narration non linéaire de nos cœurs – tout en restant dans une réalisation extrêmement claire et classique.
A cela s’ajoute la belle incarnation de la mère par Giulia Lazzarini, qui sait nous toucher avec ses airs de femme mûre, désemparée face à sa propre mort qui s’annonce. Quelques scènes plus didactiques mais qui trouvent bien leur place formulent, quant à elles, un discours sur la mort et le deuil. Par exemple, l’angoisse de Margherita qui se demande ce qu’elle va faire des affaires de sa mère, les cartons dans l’appartement, les discours tout faits et pourtant touchants des connaissances autour.
Le film présente l’intérêt de traiter ces moments de vie qui précèdent la mort d’un proche, en démontrant que le « deuil » a déjà commencé bien longtemps avant que la mort ne survienne. La mort n’est qu’une continuité logique de ce qui a précédé, des peurs et des angoisses qui commencent bien avant, dans la projection de la fatalité ainsi que dans la relation familiale. Ou, pour le dire autrement, la mort n’est qu’un fait, indépendant de nous mais qui cristallise avec intensité nos émotions et notre rapport au monde. Nanni Moretti nous livre donc une œuvre maîtrisée et touchante, qui aurait peut-être pu l’être davantage encore s’il y avait affronté avec plus d’honnêteté toute la complexité de ses propres démons.