S’attaquer au réel, Emmanuel Carrère adore ça et le fait de façon magistrale. Alors quand la possibilité folle de suivre l’intégralité du procès des attentats de novembre 2015 pour le Nouvel Observateur se présente à lui, il fonce. Et c’est donc quasiment tous les jours qu’il va se rendre, dix mois durant, dans les locaux construits spécialement pour ce procès monumental afin de disposer d’un espace apte à accueillir un nombre de participants jamais vu. La grande force de V13, version compilée des chroniques qui ont été publiées au fil de l’eau dans la presse, c’est de nous restituer les instantanés d’une justice en train de se faire, une justice confrontée à un défi monumental. Celui de donner leur place aux victimes dont les récits frôlent à chaque audition l’insoutenable; celui de juger les seuls terroristes encore en vie alors que les acteurs essentiels ne sont fait sauter durant ces heures terribles et sombres; celui de comprendre ce qui s’est passé et au sens le plus littéral des termes, ce qui est réellement arrivé. Emmanuel Carrère rivalise de brio dans ses analyses, libres, audacieuses, sans filtre et surtout à hauteur d’homme. Une littérature du réel tout à fait indispensable pour nous aider à y voir plus clair, ou pas, mais pour nous permettre d’essayer de voir par nos propres yeux …
Emmanuel Carrère, V13 Chronique judiciaire, Folio, 21 mars 2024
Voir le monde par les yeux de ceux qui y prennent part c’est également le projet de Giuliano da Empoli qui a choisi, lui, une forme romancée pour nous faire pénétrer dans les coulisses du Kremlin auprès de l’homme qui fait trembler la planète, Poutine. Et c’est pourtant un personnage tout à fait réel, Vadim Baranov, ex producteur de TV réalité, et accessoirement devenu conseiller spécial, éminence grise de Poutine durant une quinzaine d’années, qui sort de l’ombre et se confie ici au narrateur du roman. Il lui raconte au coin du feu, librement mais avec les limites qu’il se fixe, son ascension auprès de celui qu’on nomme le Tsar et plus étonnamment sa démission, la manière étrange dont il finira par décrocher de responsabilités aussi hallucinantes que dangereuses. Le texte est un formidable document pour comprendre comment la terreur s’organise à la « cour du roi Poutine » et comment oligarques et personnel de cour mangent, apeurés, dans la main du maître de la Russie. Une réflexion d’une grande finesse sur les mécanismes du Pouvoir pouvant rivaliser sans problème avec les plus justes analyses théoriques. Une fenêtre glaçante, qu’on referme instruit, mais beaucoup plus inquiet, à la fin du livre.
Giuliano da Empoli, Le mage du Kremlin, Folio, 04 janvier 2024