Jean est le seul fils de Martin Jehan, dit La Corneille, propriétaire de la ferme des Passereaux, domaine devenu prospère depuis que des investissements ont permis l’introduction de machines dans l’exploitation. Le chef de famille, homme taiseux et bourru, a épousé Joséphine, une femme discrète et bienveillante, avec laquelle il a eu trois enfants. La sœur aînée de Jean se montre parfois tyrannique à l’égard de sa mère et Paule, la cadette, souffre d’un mal dont on ne dit pas le nom, fait d’absences et de comportements étranges, qui lui valent d’être suivie par un médecin. Lorsque le fils, encouragé par Legrain, annonce qu’il souhaite devenir instituteur, il se heurte au refus de Martin, qui veut le voir reprendre l’exploitation agricole, et Jean se lance alors à corps perdu dans le travail, avant de s’engager dans l’armée et de prendre part à la guerre d’Algérie. Il en revient brisé. A son retour, il constate que son père ne se sépare plus de son fusil, où qu’il aille, et la folie s’empare bientôt du patriarche, suscitant les moqueries des villageois, lesquels ont toujours fait preuve de jalousie et de méfiance à l’égard des Jehan. Les désillusions, le poids d’une existence qu’il rejette et les obsessions vont faire basculer Jean dans une colère délirante qui ne le quittera plus.
Cathy Jurado-Lécina décrit à merveille le monde rural, les préoccupations des paysans dans les années soixante et, à travers cette chronique de vie d’une famille en proie aux coups du sort, elle explore les oppositions entre les traditions, incarnées par la figure paternelle, symbole d’un monde sur le point de disparaître, et les aspirations de son fils, qui rêve d’une autre vie, abordant ainsi la question de la transmission avec une justesse étonnante.
Dans une langue simple et directe, parfois âpre, Nous tous sommes innocents immerge le lecteur dans une France rurale où se joue le destin d’une famille qui porte un terrible secret, dont presque rien n’est révélé, secret qui incite les jaloux à répandre des ragots et semble à l’origine de ce qui est perçu par les Jehan comme une malédiction. Dans la dernière partie du roman, lorsque Jean se retrouve seul avec Paule, l’écriture de Cathy Jurado-Lécina devient lyrique et certains passages prennent l’allure de poèmes en prose, qui illustrent parfaitement ce qu’est alors l’existence douloureuse de cet homme assailli par les doutes et la peur. Ce texte, d’une simplicité qui n’est qu’apparente, voit sa forme changer progressivement, jusqu’à nous apparaître dans toute sa puissance et nous toucher profondément, grâce à l’empathie dont l’auteur fait preuve à l’égard de ce personnage bouleversant, dont l’œuvre, un plancher gravé de quinze mètres carrés, est aujourd’hui exposée à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris.
Nous tous sommes innocents est donc un premier roman surprenant et une très belle découverte, car il fait partie de ces livres dont la force s’impose peu à peu, à l’instar des obsessions de Jean, transformé par la psychose en un artiste attachant et singulier.
Cathy Jurado-Lécina, Nous tous sommes innocents, éditions Aux Forges de Vulcain, janvier 2015