L’auteur islandais Eirikur Örn Norddahl était de passage à Paris. Après avoir lu son premier roman traduit en français, Illska, une incroyable expérience d’écriture qui devrait faire partie des événements de la rentrée littéraire, l’occasion était trop belle de lui poser quelques-unes des questions qui se pressent à l’issue de cette lecture pas comme les autres. Il a bien voulu y répondre. Merci à lui.
Vous avez commencé à écrire avec la poésie.
Oui. En fait, j’écrivais aussi de la prose, mais mes premières publications étaient effectivement de la poésie.
Comment êtes-vous passé de la poésie au roman ?
J’ai toujours traité les deux bien séparément, poésie et prose. En plus, je suis aussi traducteur. C’est un peu comme si j’avais eu en moi trois moteurs : celui de la poésie, celui de la prose et celui de la traduction. Au début de ma carrière, je pouvais remplir ma journée de travail en utilisant tour à tour chacun de ces moteurs : deux heures de poésie, trois heures de prose et deux heures de traduction. Quand mon moteur à poésie était fatigué, il restait encore un peu d’énergie dans le moteur à traduction. J’ai fait ça pendant un moment, puis je me suis aperçu que cela me rendait un peu… bizarre. Pour écrire Illska, il m’a fallu 4 ans. Au bout d’un an de ce régime, ça n’allait vraiment plus. Alors j’ai tout mis de côté et j’ai dû arrêter la poésie pendant à peu près trois ans.
Quelle différence voyez-vous entre ces différents moteurs ?
Pour la prose, c’est le sentiment que la langue est un outil : elle a le pouvoir de faire naître certaines pensées, d’accomplir une forme de compréhension. Pour moi, il y avait un sens du concret avec la poésie, l’utilisation du langage en tant que tel. J’aime bien cette idée de Wittgenstein : en poésie, la langue n’a pas d’autre objet qu’elle-même. Ma poésie était plutôt conceptuelle, avant-garde, dadaïste.
Et la traduction, était-ce une nécessité ?
Oui, une nécessité financière en grande partie. Mais j’ai beaucoup aimé traduire Lee Child, il a un sens du suspense étonnant. Il m’a aidé à comprendre que le suspense et l’action, c’était différent ! Dans ses romans, il ne se passe pas tant de choses que ça. Le héros est en voiture, il descend la rue, et puis voilà. C’est presque proustien, parfois ! Sauf qu’avec Lee Child, il y a souvent un revolver au bout d’un bras. Et puis naît le suspense. En réalité, cela m’a beaucoup aidé à comprendre certains aspects du roman auxquels je n’aurais pas pensé. Un aspect contre-intuitif extrêmement enrichissant.
Votre premier roman était-il aussi sophistiqué que Illska?
C’était le premier roman typique du jeune auteur mâle : l’histoire d’un jeune homme qui boit beaucoup et est très intéressé par les femmes. Il tombe amoureux de l’idéologie en elle-même, et des idéologues. Des femmes idéologues en particulier. Un roman juvénile, mais c’est mon livre, et je l’aime !
Y a-t-il eu une progression décisive pour vous en termes d’écriture ?
Oui, tous mes romans sont très différents sur le plan narratif. C’est délibéré, même si en termes de carrière c’est peut-être un peu dangereux : je veux un schéma narratif radicalement différent pour chacun de mes romans. Bien sûr, il y a des points de corrélation. Au moment où je terminais l’écriture de Illska, la traduction de mon troisième roman sortait en suédois. J’étais dans le train, et je lisais le livre. Et j’ai eu un moment de panique : « j’ai refait le même livre, en plus long ! » Il y a certains « motifs » fictifs qu’on retrouve, celui du ménage à trois par exemple. Mais au bout du compte, mes livres sont vraiment différents.
Vous ne pensez pas que dans Illska, il y a plusieurs romans ?
Si, vous avez raison. Quand j’ai trouvé la forme pour Illska, j’ai vu que ce roman était devenu une sorte de contenant, par sa forme. Il aurait pu accueillir 5000, 10000 pages…
Comment est-ce que tout ça a commencé. Vous aviez vos personnages ? A partir de quoi avez-vous démarré ?
Ça a été très progressif. Au début, j’avais cette idée-là : un homme brûle sa maison et quitte le pays. Pourquoi ? Il fallait répondre à cette question. Je ne sais pas pourquoi cette idée m’a accroché. Je venais de passer une semaine à un festival de musique, où j’avais beaucoup parlé politique, histoire et littérature avec toutes sortes de gens, y compris des Lituaniens et des auteurs scandinaves. A l’époque, je me sentais très ignorant sur l’histoire de la Lituanie. Il faut dire que les Lituaniens sont le deuxième groupe d’immigrants en Islande. Et pourtant, nous avons une culture très basique sur ce pays : quand on écrit à ce sujet en islandais, il s’agit principalement d’histoires de drogue et de prostitution. Il n’y a qu’un seul roman lituanien traduit en islandais. J’ai donc commencé à m’intéresser à l’histoire de la Lituanie à titre personnel, et notamment à la période cruciale des débuts de la Seconde Guerre Mondiale et à ce qui s’est passé en Lituanie à cette époque. A ce festival, personne n’en avait touché un mot. C’était tabou. Un ami auteur m’a raconté qu’un autre écrivain avait essayé d’en parler, et que ça avait provoqué une sorte de panique… On peut le comprendre, pour beaucoup des personnes qui se trouvaient là, leurs grands-parents avaient été impliqués à la fois dans les massacres de l’été 1941 et dans la lutte contre l’URSS. Des héros, ou des lâches… C’est difficile à supporter.
Comment interprétez-vous le fait que ces deux événements (les massacres et la lutte contre la Russie), soient aussi porteurs de violence, de mort et d’oppression?
Avec le temps, la comparaison acquiert de la valeur. Aujourd’hui, nous pouvons faire le lien, avec la perspective temporelle. Et donc nous sommes en mesure de comprendre le lien qu’il y a entre les deux. Et puis, en parlant de perspective, il y a la question de la durée : l’oppression nazie, si violente mais si brève; l’occupation soviétique, tellement plus longue, au cours de laquelle il était impossible de parler en Lituanie.
Donc vous aviez votre point de départ. Et puis les personnages, Omar donc. Et surtout Agnès, qui est étudiante et qui travaille sur l’Holocauste.
Sauf tout le respect que je lui dois, Omar n’est pas un personnage très intéressant. Très vite, c’est Agnès qui prend le pouvoir sur le roman.
Agnès est porteuse de présent, de passé et d’avenir à la fois… Quand vous écrivez sur les massacres en Lituanie, tout au long du roman, vous en parlez de façon très précise et bouleversante, mais aussi avec des passages légers, drôles même.
Oui, on m’a souvent demandé : « Peut-on parler ainsi de l’Holocauste, avec humour? » Il faut que nous nous sentions mal à l’aise quand on pense à l’Holocauste. Ça ne peut pas être noir et blanc, il faut que l’Holocauste, ce soit la vie aussi, avec toutes ses ambiguïtés. Et donc l’humour et l’humanité. En fait, rétrospectivement, je n’ai pas le souvenir d’avoir voulu faire de l’humour au moment où j’écrivais. Je me sentais plutôt mal à l’aise. A ce stade de la douleur, presque névrotique, on ne se comporte pas toujours de façon respectable. On s’effondre, on rit aux enterrements, on se soûle après les funérailles. La vraie douleur, c’est tellement plus que la respectabilité. Voilà ce que j’ai voulu capter, une forme de vérité, sûrement.
Avec le personnage de Arnor, est-ce que vous avez cherché à montrer la différence entre les fascistes d’aujourd’hui et les nazis d’autrefois?
Aujourd’hui, nous avons d’un côté les politiciens populistes, ces gens qui savent choisir les bons mots, qui ont un aspect respectable. Et puis nous avons de l’autre côté ces nazis fantoches, qui se baladent avec des croix gammées. Je voulais un personnage qui puisse représenter les deux, quelqu’un qui soit suffisamment élaboré pour connaître la limite, mais aussi qui soit capable de la franchir. Très vite, j’ai compris que Arnor n’allait pas beaucoup aimer les populistes, car ils sont du côté du compromis et ils sont stratégiquement ineptes.
La grande question : pourquoi Agnès, juive et lituanienne, s’intéresse-t-elle tant à ce personnage ?
Elle est obsédée par l’Holocauste depuis son plus jeune âge. Ses études portent sur le même sujet. Et elle n’a jamais auparavant rencontré de nazi. Donc quand elle rencontre Arnor, même si elle a peur, même si cela lui fait horreur, il la fascine, elle ne peut pas le laisser échapper. Il y a entre eux une sorte d’attraction incontrôlable, c’est de l’ordre de la libido, un lien entre eux qui n’est pas de l’amour, mais qui a une indéniable composante de désir.
Comment vos lecteurs islandais ont-ils réagi face à votre approche de la mythologie nationale et au lien que opérez avec le nazisme par le biais d’Arnor et de son intérêt pour ces mythes ?
Je n’ai pas eu de réaction négative. En fait, ç’aurait été impossible de ne pas y faire allusion, dans la mesure où les Nazis allemands eux-mêmes étaient très intéressés par cette mythologie. Même les mouvements actuels de néo-nazis en Europe s’y intéressent. Cela va très loin, et cela peut prendre des dimensions étranges : des groupes de heavy metal islandais font des chansons qui sont inspirées par ces mythes, et ce ne sont pas des néo-nazis. Ils font des tournées en Europe et se retrouvent en train de jouer dans des clubs néo-nazis en Pologne ou ailleurs, à leur corps défendant ! L’Islande a une relation vraiment étrange à son propre nationalisme. D’un sens, nous savons que nous pourrions disparaître très vite, et notre langue avec. Et d’un autre côté, nous avons acquis récemment notre indépendance vis-à-vis du Danemark. Pendant longtemps, l’Islande a été un pays très pauvre, un rocher isolé au milieu de nulle part. Tous les voyageurs du passé en parlaient comme d’une sorte d’enfer sans histoire, sans culture. Longtemps, le monde a pensé que l’Islande était le pire lieu du monde. C’est la Deuxième guerre mondiale qui nous a permis de nous a enrichir, avec le Plan Marshall et l’essor du marché du poisson, les bases militaires, les stations de radio, le rock n’roll. C’est là que nous avons commencé à nous construire en tant que peuple indépendant. Mais c’est une très petite société : nous « jouons » notre culture, comme on joue un rôle, on invente des histoires pour les touristes. Et puis il y a eu des gens comme Bjork, qui exerce une influence décisive sur l’évolution culturelle du pays. Notre identité nationale est devenue une sorte de marchandise : nos librairies deviennent des boutiques pour touristes.
Qu’est-ce qui a été le plus difficile dans l’écriture de Illska ?
Aujourd’hui, le livre se divise en quatre parties. Mais au départ, tout était dans le même tableau ! Quand j’ai eu écrit 150 pages, je me suis arrêté, je me suis demandé : « Qu’est-ce que tu es en train de faire ? » J’écris d’instinct, bien sûr. Je n’avais pas de réponse. C’était extrêmement perturbant, je n’arrivais même pas à me relire. Donc il a fallu que je réorganise, d’une certaine façon. J’ai démêlé les fils… Je me suis mis face à un immense grand mur blanc, où j’ai noté toutes les choses qui devaient se passer dans le roman. En fait, je ne m’en suis pas beaucoup servi en cours d’écriture, mais le fait de l’avoir là, visuellement, devant les yeux, m’a aidé à y voir plus clair. C’était un peu comme quand on est en voyage. On fait une pause, on regarde la carte, on la referme, puis en reprend sa route, et on la voit différemment. Je me rappelle très clairement que je n’étais pas sûr du tout que ça allait marcher. J’avais très peur, en fait. J’avais tant investi que si ça n’avait pas marché, je ne sais pas ce que j’aurais fait.
Quand avez-vous su que ça allait marcher ?
Vers la fin seulement. Quand j’ai compris ce qu’allait être la fin. J’ai écrit plusieurs fins qui ne marchaient pas, puis celle-là, la seule possible. J’étais tellement soulagé quand j’ai trouvé cette fin…
Il y a une chose qui est extrêmement étonnante : pendant les premières pages, on se dit : »Il me parle, il parle à ses personnages, et il parle à son texte et il se parle à lui-même. » Et cela, c’est extrêmement déroutant et passionnant.
Même si ce roman est, comme vous le dites, de multiples romans, je pense qu’il aussi est un personnage en lui-même, avec toutes ses facettes.
Une sorte de livre monstre ?
Oui, c’est cela…
Eirikur Örn Norddahl, Illska, traduit de l’islandais par Eric Boury, Éditions Métailié, août 2015