[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#b06235″]V[/mks_dropcap]oici un roman qu’on ne lâche pas. Une fois les premières lignes de Nuits Appalaches lues, on sait ce qui nous attend : une nuit blanche, peuplée de personnages avec qui on tisse des liens intimes. Des personnes qu’on ne veut pas quitter et qui, subissant des épreuves terribles, se débattent comme elles le peuvent. La vie jaillit des pages, dans ce qu’elle a de moche et de splendide.
On va suivre ainsi, jusqu’au bout de la nuit, la folle équipée de Tucker, un jeune vétéran de la guerre de Corée qui, dans les années 50, après la fin du conflit, retourne dans son Kentucky natal. Pour regagner le droit de mener une vie « normale », civile, et après avoir croisé la route de la femme de sa vie, il devra remporter d’ultimes batailles, rageuses et par-delà la morale.
Un véritable coup de foudre pour ce roman de vengeance et d’amour, sombre et beau. Les mots de Chris Offutt nous touchent en plein cœur : simples, limpides, ils nous font nous sentir si humains, à la fois forts et pitoyables.
Chris Offutt sait y faire pour mettre en lumière ces gens du Kentucky, des losers qui deviennent magnifiques en forçant, malgré eux, le destin. Des gens qui triment et traînent une mauvaise réputation. Ils passent souvent pour des ploucs un peu attardés. Mais Chris Offutt les connaît bien. Il a passé sa jeunesse dans cette région, sur les contreforts des Appalaches. Il connaît leur quotidien, rythmé par l’industrie charbonnière, l’alcool de contrebande, les armes et la nature qui, avec ses collines et ses forêts, est à la fois un terrain de chasse et un refuge.
Chris Offutt a maintes fois mis en valeur ces gens de peu dans ses livres précédents. On peut citer son recueil de nouvelles Kentucky Straight (1992), son roman autobiographique Le Fleuve et l’Enfant (1993) ou Le bon Frère (1997). Il faut noter que les éditions Gallmeister rééditent depuis 2016 plusieurs de ses titres publiés initialement en France chez Gallimard, leur offrant ainsi une nouvelle traduction.
Il a de plus pas mal bourlingué à travers tous les États-Unis, voyageant en stop, faisant tout un tas de petits métiers pour vivre, avec toujours à portée de main de quoi écrire. Il s’y connaît en rencontres, en accidents de la vie, en solitudes. Son regard, ses mots, captent simplement, sobrement, ce qui fait avancer, ou s’enfoncer, des hommes et femmes ordinaires, en proie aux luttes de la vie. Son écriture, toujours sur le fil du « trop », ne tombe jamais dans le sordide. Avec humilité, et empathie, elle nous fait nous attacher profondément aux personnages. Il y a comme une poésie brute, sans fards, qui capte des moments beaux, fugitifs, nous rapprochant des lueurs de l’aube ; une véritable grâce qui s’échappe des personnages, malmenés et fatigués :
Rhonda était charmante dans son sommeil, le visage paisible, les lèvres entrouvertes. Ses cheveux enveloppaient son visage d’un halo noir. Sans vraiment réfléchir, il lui caressa doucement la joue, replaçant quelques fines mèches éparses. Son oreille était minuscule et collée à sa tête. Un point sombre ornait le petit sillon de ses muscles sur sa nuque, un autre grain de beauté microscopique. Tucker la contemplait, immobile, ébloui par sa grâce. Craignant que la rugosité de ses mains ne la contrarie, il retourna sa paume pour effleurer son visage du dos des doigts. Sa robe en coton était suffisamment fine pour laisser entrevoir la structure complexe de sa clavicule, le petit creux de son épaule entouré d’os et de cartilage. C’était l’endroit idéal pour un trèfle à quatre feuilles.
Partez donc à la rencontre de Tucker et de Rhonda, qui s’aiment d’un amour fort, charnel ; qui fondent une famille envers et contre tous ; qui auront leur lot de souffrances, celles-ci semblant ne jamais se tarir ; qui se battront contre l’État et les services sociaux, un système broyant les plus faibles, jugés inaptes au bonheur ; qui défendront en payant le prix fort, tout au long de leur existence cabossée – on les suit sur une bonne vingtaine d’années – leur dignité et leur propre morale ; car tout ce qui compte pour Tucker, dans les épreuves qu’il traverse, les nuits de rage et de violence, c’est de protéger les siens et d’être là à temps pour petit-déjeuner avec sa famille.
Du grand art. Un roman qui rend accro, nous illumine, nous rend heureux d’avoir passé un moment avec ces hommes et ces femmes ; et avec ce grand écrivain, Chris Offutt, qui sait si bien suspendre le temps et raconter des histoires. Merci…