C’est bien simple, on parle là des premières notes. Des premiers souffles. Charlie Haden martèle à l’entrée du disque une rythmique tendue comme un fil de vie, de celui qui vous accroche et qui rompt pour mourir. Le tempo est déjà au paroxysme. Pas le temps de se poser, de se préparer. Les cinq premières minutes de ce disque s’annoncent vitales, presque asphyxiées. Ornette Coleman et Don Cherry se partagent ensuite la tâche sur cette trame mélodique improbable, entre le polar d’une noirceur absolue, et ce balbutiement…
Non, ce n’est pas encore du Free Jazz. Pas tout à fait. Mais Dieu que c’est tendu. Autant d’émotions dans les feulements du sax alto de Coleman qui n’avalanche pas les notes à la manière d’un John Coltrane, mais qui flirte avec la note d’à côté, celle qui n’a rien à voir au milieu de tout ça… Et pourtant. Tout est en place, limpide. Les musiciens jouent serrés, les uns collés aux autres, jouant 10 minutes en 5, jouant toute la mélodie sur la moitié des mesures prévues… Une urgence se dégage alors de ce premier morceau d’une rare intensité… Lonely Woman venait d’entrer, en 5 minutes, dans mon panthéon absolu, tous styles confondus.
La première écoute de ce disque fut une sorte de fascination. J’ai passé et repassé ce premier titre une bonne dizaine de fois, occultant la suite de ce disque pourtant énorme, car dès le second titre, Coleman enfonce le clou…. Toujours tendu et joué à tombeau ouvert, il aborde un peu plus encore le Free Jazz sans s’écrouler tout à fait dedans. Il faut dire que le Free Jazz n’est alors qu’une ébauche, une idée, et pas encore tout à fait un style radical et sans concession qui joue parfois la carte de la surenchère en se prenant les pieds dans le tapis. Eventually n’oublie jamais de se coller au plus près du propos de départ. Ici, pas de solo qui n’en finit pas, qui se mélange sans écouter à côté, et surtout, pas d’esbroufe. C’est d’une fluidité, d’une précision désarmante, tout en triturant une folie douce qui remue les tripes et qui groove indéfiniment. Peace ralentit le tempo, mais n’abandonne pas cette tension palpable, notamment lorsque Haden s’empare de l’archet pour glisser ses notes dans un écrin fait d’épines. Pourtant, le morceau semble plus classique, avec cette contrebasse qui sent bon le blues, car oui, toujours et encore, ce disque est une histoire de blues. Mais finalement, cet album n’existe peut-être que pour rappeler que, quoi que l’on puisse écouter, jazz ou rock, folk ou Polka, tout vient plus ou moins du blues, qu’on le veuille ou non.
Si, avec ce disque, on ne peut pas encore tout à fait parler de Free Jazz, (Free Jazz : A Collective Improvisation enregistré deux ans plus tard, fait lui figure de point de départ du mouvement Free jazz, mouvement qui tira son nom de ce disque justement…), il est indéniable qu’il possède une liberté de ton assez novatrice pour l’époque. Même les Miles Davis et autre Coltrane n’avait pas encore exploré cet aspect là de la musique. Bien sûr, Miles Davis partira ailleurs, vers des contrées tout aussi révolutionnaires, et Coltrane rattrapera le mouvement pour le maîtriser à la perfection peu après jusqu’à le transcender. Mais Coleman, Haden et Cherry font tout de même figures de précurseurs dans le domaine.
Si le Free Jazz effraie, je conseille tout de même de commencer par ce disque, pas Free, mais qui abandonne sur le bas côté une bonne partie des bases du Jazz de l’époque. D’ailleurs, ce disque n’est pas seulement intéressant de par les lignes mélodiques utilisées, mais aussi par les structures, et les cassures adoptées lors de morceaux tels que Focus On Sanity. Chronology qui termine l’album est également construit d’une façon surprenante, les musiciens envoyant des silences à des endroits inattendus, et surtout utilisant des tonalités déconcertantes pour qui a l’habitude d’un jazz plus conventionnel.
Ornette Coleman possède une discographie assez impressionnante, mais a peu participé aux albums des autres. Il poursuivra sa quête tranquille d’un ailleurs durant toute sa carrière. Ce The Shape Of Jazz To Come est un album fondateur, qui restera dans l’ombre du fameux Free Jazz, forcément plus radical…
Tout à fait en accord, sauf que d’après moi, le free de Ornette commence dès son premier album. Du reste, quand faire commencer le free ? En 1949, Intuition et disgression de Tristano sont assez radicaux dans leur genre. Pour Ornette, le jazz a toujours été « free ». On peut en juger ne serait-ce qu’avec les titres des 6 premiers albums : « c’est tout un programme »
Something Else : The Music of Ornette Coleman
Tomorrow Is The Question !
The Shape of Jazz to Come
Change of The Century
This Is Our Music
Free Jazz: A Collective Improvisation
Merci Esther de m’avoir poussé à retourner vers cet album !
« et surtout, pas d’esbroufe » oui c’est vrai qu’à le réécouter on n’entend pas quelqu’un qui montre de la puissance, de la maitrise comme un peu dans le hard bop ? Le phrasé est poignant et le jeu est fragile et incertain. Le free d’Ornette rejoint finalement bien la simplicité de ses compos.
Ornette beau prénom !