L’histoire d’Ours, c’est d’abord une sortie qui fit scandale, avant de recevoir, en 1976, le Prix du Gouverneur général, forme de Goncourt canadien, catégorie roman et nouvelle de langue anglaise. Probablement car Ours est le récit d’une émancipation : le retour à l’instinct primaire d’une femme solitaire, civilisée et enfermée dans le passé. Un roman qui ne détonne plus dans le foisonnement actuel d’une littérature puissamment féministe. Pour cette raison peut-être, mais avant tout pour ses qualités intrinsèques, les éditions Cambourakis ont donc été bien inspirées de le republier – et de lui rendre son titre originel – dans un objet-livre particulièrement agréable à manipuler. Il était temps de rendre hommage à celles qui, comme Marian Engel, ont montré la voie il y a des années.
Archiviste, Lou vit à Toronto entourée de vieux écrits, jusqu’à ce qu’une mission vienne bousculer son quotidien, loin de la lumière blafarde de son bureau, au sous-sol de l’Institut d’histoire. La fin d’un conflit d’héritage va lui permettre de partir au bout du monde, sur une île perdue au fin fond de l’Ontario. Elle devra dresser l’inventaire d’une bibliothèque prometteuse, recluse dans une maison presqu’aussi vieille que son pays. Dès l’annonce de ce départ, Lou le sait : elle avait foncièrement besoin de cette grande évasion. Et ce n’est pas la présence d’un ours semi-domestiqué sur la propriété qui va tout gâcher.
Cette histoire de plantigrade à demeure pourrait laisser penser à un récit loufoque – il n’en est rien. L’autrice, qui se serait inspirée d’une légende amérindienne, va faire de cette fable une ode à la liberté, et à la liberté des femmes en particulier.
« Elle se tenait là, calme, caressant le cuivre et le cuir du télescope posé sur le rebord de la fenêtre, chassant de ses doigts nus la poussière des globes terrestre et céleste qui le flanquait. Que les livres ne soient qu’un ramassis de contes folkloriques, elle préférait ne pas le savoir pour le moment (…). Elle fixa longuement les colonnes brisées. Puis elle se leva et regarda par la baie vitrée arrière, repoussant de la main une mouche morte sur le comptoir vide. L’ours la regardait d’en bas ».
─ Marian Engel, Ours
Lou se cherche comme elle traque les feuillets qui s’échappent des livres. Elle se questionne comme elle interroge les étagères surchargées qu’elle est chargée de compulser. Tourmentée, la jeune femme tente de se raccrocher à son travail, à sa rigueur, à sa raison. Mais sa résistance sera vite balayée par le pouvoir d’attraction de la nature et par l’éveil des sens qu’elle va procurer.
La cohabitation de la femme et de l’ours se fait pourtant, d’abord, dans l’indifférence. Mais elle prend rapidement une dimension troublante. Car Lou s’avère affamée. Elle se dévoile à mesure qu’elle dépoussière les lieux et les objets – l’image créée par l’autrice est remarquable de finesse. La jeune femme finira par se révéler à elle-même en s’abandonnant sans peur, sans gêne, accédant ainsi à une liberté insoupçonnée. Si la rencontre entre la lettrée asociale et l’animal réfréné n’était pas immédiatement évidente, elle sera finalement pleine et entière, décomplexée.
Même le plus indolent des lecteurs en viendra à se questionner sur la symbolique que cache l’animal. Domestiquée par une amérindienne hors d’âge, qui surgit telle une fantomatique marraine d’un conte oublié, la créature n’exprime pas la sauvagerie attendue – ou alors, une sauvagerie veloutée, rugueuse certes, mais surtout vivifiante. Bêtes aux multiples cultes, les ours portent en eux de nombreux attributs : la force bien sûr, la bougonnerie aussi, la solitude souvent. Sans oublier la tendresse du teddy bear… cet animal revêt tant de caractères qu’il pourrait incarner une humanité parallèle, une branche demeurée indomptée.
Et c’est peut-être ici le vrai sens caché de ce roman : réécrire le mythe de la conquête de la nature par l’homme. Loin de la domination à tous crins, il s’agit d’en révéler toute la puissance et toute la volupté. Rien d’étonnant alors à ce que seules les femmes soient en mesure d’établir avec elle un pont, une connexion que d’aucuns qualifieraient de monstrueuse, d’autres de merveilleuse.
« Lui, ce qu’elle voyait, c’est qu’il était là, allongé dans le faible soleil, la tête posée sur ses pattes. Cela ne pouvait en rien la faire présumer d’une souffrance ou d’une absence de souffrance. De ce qu’il préférait les pyjamas rayés ou à pois. Ou qu’il écrirait un jour un livre peuplé d’humains affublés de pensées oursomorphiques. Un ours est peut-être plus proche d’une île que d’un humain, pensa-t-elle. Aux yeux d’un humain ».
─ Marian Engel, Ours
L’histoire d’Ours, c’est finalement un roman délicieux, dérangeant, débordant de vie malgré son atmosphère ouatée. Et le lecteur de se demander, parfois, si tout ceci n’est pas qu’un rêve, comme un conte amoral et libérateur que l’on n’ose raconter.