[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]E[/mks_dropcap]nnemi des envolées lyriques, adversaire des épopées homériques, réfractaire aux élans emphatiques, détracteur d’une certaine grandiloquence, passe ton chemin.
Si te laisser embraser par les sentiments, te retrouver carbonisé par les émotions ou te jeter dans le feu de la passion te laisse de marbre, stoppe là.
Si ton souhait le plus ardent n’est pas de cramer tout entier victime de la foudre du Désir, fais promptement demi-tour.
En un mot, paraphrasant grossièrement le poète Jacques Delille
Contrairement à cette introduction grossière, qui n’a pour but que de faire fuir les importuns, le quatrième et très attendu album de Perfume Genius, No Shape, est à l’instar des terres dont il est originaire, fort en contrastes.
Aux images d’une Amérique over-testostéronée et bas du front, dont nous sommes inondés depuis plusieurs mois , Mike Hadreas oppose celle d’un jeune américain qui s’affranchit des codes du genre.
L’artiste s’est toujours attaché à se jouer de ses fragilités, ses contradictions, ses obsessions, autant qu’il s’est imposé comme ligne de conduite de jouer avec, sans fard ni filtre. Et si au fil de ses disques la forme s’est étoffée, ce n’est jamais aux dépends du fond.
De l’atmosphère classique et dépouillée de Learning à la magnificence émancipée de No Shape, j’ai l’impression d’assister à la croissance d’un artiste de la stature de Kate Bush, David Bowie, Barbara.
Mike Hadreas ne renouvelle pas son art, il le développe. De ses créations passées il ne renie rien. Il reprend, obsessionnellement et méticuleusement, ses bases pour les enrichir. Comme un lapidaire qui pourrait à l’infini retailler le même diamant brut pour en extraire un bijou toujours plus parfait, Perfume Genius retravaille son talent naturel pour en livrer une pièce toujours plus belle.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]A[/mks_dropcap]insi No Shape s’amorce en terrain connu, Otherside ouvre le bal et c’est une véritable note d’intention.
Mike choisit de débuter de la manière la plus simple et la plus classique. Quelques notes au piano, un schème de trois notes.
Un schème est la plus petite cellule mélodique-rythmique d’une pièce musicale. Un schème est généralement répété puis varié pour construire la base du thème d’une composition classique.
C’est le cas dans ce premier titre. Le thème se développe sur plusieurs mesures, accompagné par la voix habitée de Mike, reprise par intermittence en écho par des choeurs lointains, comme une petite berceuse invitant à la somnolence. Puis soudain la musique stoppe, seule la voix fragile de l’artiste égrène un message Rocking you to sleep from the otherside (En te berçant de l’autre côté)
Puis le schème reprend pour se briser aussitôt en mille éclats, nous plongeant dans une myriade d’étoiles brillantes et aveuglantes. Ou bien était-ce plutôt l’éclat d’un miroir. Un très bref coup d’oeil de l’autre côté et presque aussitôt le thème reprend plus assuré, plus décidé, jusqu’à la rupture suivante qui nous emporte alors tout entier on the otherside.
C’est ainsi que Perfume Genius va, tout au long de ce quatrième album, jouer sur les contrastes, à tous les niveaux. En effet même si les titres de No Shape apparaissent plus pop que sur ses précédents LP, la musique de Hadreas n’a jamais été aussi recherchée et expérimentale. Et la production de Blake Mills qui transforme les sonorités de chaque instrument, y contribue largement.
Cette magistrale ouverture, symphonique et grandiloquente, associe la forme et le fond pour captiver l’auditeur et ne plus le (re)lâcher.
Les fans et tous ceux qui tenteront l’écoute de No Shape devront se laisser kidnapper, captifs volontaires d’un univers baroque où le burlesque et la tragédie s’unissent pour enfanter de chimères insolites et merveilleuses. Une fois traversé le miroir le Chapelier Fou en haut-de-forme de Seattle devient ainsi le magicien de nos âmes.
Le voyage débute, sur un rythme frénétique et étourdissant, par Slip Away, un titre incandescent qui brûle de l’expression des sentiments d’amour et d’amitié.Cette chanson est surtout consumée par la volonté farouche et révoltée de s’affranchir de ce qui nous limite et de ce qui nous enferme. Notre corps, nos pensées, nos jugements avant tout. Et le final orgasmique nous libère dans une explosion de percussions et de chœurs/cœurs.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]M[/mks_dropcap]ais nul autre que Mike ne sait aussi bien conjuguer la lumière la plus éblouissante aux ténèbres les plus inquiétantes. Il marie également l’humour à la gravité, l’audace à l’autocritique.
Go Ahead est emblématique de ces titres énigmatiques et angoissants auxquels le chanteur nous a habitués. Le compositeur multiplie ici les sonorités étranges qu’il applique en collages dérangeants créant dissonances et malaise. Il y pose sa voix, qui se fait plus proche, plus présente et plus pressante. Une voix à la fois pleine de désir et de sensualité mais également pleine de morgue et de défi. Perfume Genius provoque et revendique la fierté d’être.
Mais là où il menaçait dans Queen, un titre du précédent LP, Too Bright, No family is safe when I sashay (Aucune famille n’est en sécurité quand je passe) il choisit l’ironie dans Go Ahead, Now watch me. Watch me walk on by. Honestly, next one won’t be free (Regardez-moi maintenant. Regardez-moi passer. Honnêtement, le prochain ne sera pas gratuit)
Car Perfume Genius n’est pas un personnage. Il est Mike Hadreas. Maquillé parce que ça lui va bien, habillé de manière distinctive mais pas déguisé. Une allure pas une pose. Dans l’Amérique puritaine, de même que pour certains français au sens si commun, il passe pour un travesti, un dégénéré. Mais pour ceux qui, les bien heureux, n’ont pas le regard étriqué il est au cœur de nos questionnements actuels : l’identité, le genre, le sexe, l’apparence.
Dans Wreath, Mike, comme un hommage appuyé à Kate Bush, reprend la réflexion que l’anglaise évoquait dans son tube intemporel Running Up That Hill.
Mais là où Kate appelle chacun à se questionner sur l’identité de genre, pensant que homme et femme pouvaient passer d’un rôle à l’autre (swap our places), Perfume Genius ressent en lui-même cette identité labile qui voudrait s’émanciper de la forme que le hasard lui a donné.
Running up that hill I’m gonna call out every name. Until the one I’m meant to takes sends her dove
(Je vais courir au sommet de cette colline. Je vais appeler tous les noms. Jusqu’à ce que celui que je suis censé prendre m’envoie sa colombe)
Une forme, une apparence, un corps. Vécu comme une cage, comme dans l’incroyable Choir, I can’t dream Something keeps me locked and bodied (Je ne peux pas rêver. Quelque chose me garde bloqué et corseté), mais aussi comme une offrande, sacrifiée aux désirs de l’autre dans Run Me Through, Wear me like leather. Just for you (Porte moi comme un cuir. Juste pour toi)
Une identité remise en cause par les censeurs de tout bord, s’octroyant le droit inique de décider de ce qui est bien ou mal, et s’arrogeant le devoir de faire rentrer dans leurs rangs ceux qui oseraient s’émanciper de leurs normes. Et Hadreas de se demander, dans Valley, combien de temps encore les minorités devront suivre les règles établies par ces phallocrates inquisiteurs, How long must we live right, before we don’t even have to try (Combien de temps devons-nous vivre correctement. Avant même de ne pas avoir à essayer ?)
A l’opposé de ces craintes légitimes, déjà bien présentes sur ces précédents albums, Perfume Genius semble avoir trouvé une puissante source de réconfort. Et c’est dans l’apaisement qu’il choisit de terminer No Shape.
Mike s’adresse à Alan, son compagnon et co-compositeur, Alan Wyffels. Dans la nuit réunis, ils sommeillent, paisibles, et pour l’artiste qui a vécu beaucoup de souffrances, subies ou auto-infligées, cela semble être une source d’étonnement permanent.
Did you notice we sleep through the night. Did you notice babe, everything is alright.
You need me. Rest easy. I’m here. How weird
(As tu remarqué que nous dormons pendant la nuit. As tu noté bébé, que tout va bien.
Tu as besoin de moi. Reste tranquille. Je suis là. Comme c’est étrange)
No Shape est assurément l’album le plus abouti de l’américain. Sans renier ses premières créations, il les sublime dans des compositions singulières et furieusement actuelles. Se dévoilant dans des paroles encore plus directes et percutantes il livre ici un combat héroïque qui est avant tout intérieur. La pression sociale et son regard impitoyable n’étant alors que les reflets des interrogations et doutes de chacun.
Il y aura alors ceux qui, courageux, s’aventureront dans leur propre noirceur pour y retrouver la lumière, et les autres qui, aveuglés par leur autoproclamé rayonnement, sombreront à jamais dans leur ignorance et leur obscurantisme. Amen.
No Shape est sorti le 5 Mai 2017 chez Matador Records.