Ce n’est pas anodin de rencontrer un écrivain. Les livres sont écrits pour être lus, mais les auteurs sont-ils là pour s’expliquer, pour nous donner les clés de leur travail, pour nous parler d’eux ? Que vous ayez rencontré un jour un romancier ou lu une interview de lui, vous lui avez permis de faire irruption dans son oeuvre et pris le risque d’en modifier l’interprétation que vous en faites. J’ai rencontré l’an dernier Pierric Bailly lorsque son troisième roman, L’Étoile du Hautacam, venait de paraître. De notre échange paru sur Addict-Culture ont émergé des thématiques et des enjeux littéraires tels que la part autobiographique de ses livres et la ruralité. En lisant son quatrième livre, L’Homme des bois, paru cet hiver, je me suis rendu compte que nous avions déjà parlé de ce livre avant qu’il ne soit écrit/publié/lu. Au début de L’Étoile du Hautacam, le héros Simon apprend le décès de sa grand-mère, c’est l’élément déclencheur de l’histoire qui suivra. Lors de notre échange, Pierric Bailly me dit cette chose : « le coup du décès d’un proche comme élément déclencheur, c’est presque un cliché narratif ». Or, le père de Pierric Bailly est décédé, et L’Homme des bois est ce que l’on pourrait nommer un tombeau littéraire.
Christian Bailly, que l’auteur nommera tout le long du récit « mon père », a fait une chute mortelle en se promenant dans les bois, trois mois avant sa retraite. Une mort brutale comportant sa part de mystère que l’écrivain et fils tentera de comprendre en menant sa propre enquête, refusant en premier lieu la thèse de l’accident stupide : Que faisait-il dans ce bois sans chaussures de marche ? Pourquoi a-t-on mis trois jours à retrouver son corps ? Lui qui connaissait cette forêt par cœur, qui aurait cru qu’elle lui serait mortelle ? En cercles concentriques et avec hauteur, comme l’hélicoptère survolant la forêt, l’écrivain va alors tourner autour du mort pour en ériger un portrait digne, humble et honnête. Fils d’ouvrier dans une fratrie de huit enfants, Christian Bailly consacra une bonne partie de sa vie au travail du bois, ouvrier ébéniste puis tourneur, avant d’opérer un changement de voie, s’inscrivant dans une école d’infirmières et consacrant ses journées aux autres, entre autres au sein de structures associatives. S’élevant de plus en plus, Pierric Bailly, à travers la figure de son père, nous parle de la condition ouvrière, des engagements syndicaux et associatifs, mais aussi d’un terroir, le Jura en l’occurrence, Lons-le-Saunier et ses alentours en particulier, terre d’histoire mais aussi de présent.
Il m’a fallu prendre mes distances pour me rendre compte qu’on pouvait ne pas savoir situer mon petit département sur une carte, et même ne pas savoir qu’il existe. Qu’on pouvait manger de la Vache qui rit sans savoir qu’elle est fabriquée à Lons-le-Saunier. Qu’on pouvait chanter la Marseillaise sans savoir que Rouget-de-Lisle, son auteur, y est né.
Alternant microscopique et macroscopique, exploration de la région (ses forêts, ses cours d’eau, ses grottes, arbres, champignons…) et portrait de son père, Pierric Bailly embrasse un monde, le sien, mais aussi le nôtre, sans jamais se départir de son sens de l’humour et du détail qui font le sel de ses livres depuis le premier, notamment lorsqu’il s’agit de décrire par le menu les démarches administratives et les choix que nous imposent un deuil et l’organisation de funérailles. On rit beaucoup dans ce livre, comme on rirait avec un ami qui ne peut s’empêcher de déceler dans ses malheurs l’irruption de la poésie insolente de la réalité.
En retrouvant la voiture, je ne voulais pas mettre l’urne dans le coffre, alors je l’ai posée à mes côtés, sur le siège passager. Comme j’avais peur qu’elle se renverse, je suis allé chercher le pack d’eau minérale dans le coffre et j’ai réussi à caler l’urne contre le dossier. Je suis sorti du parking, et au bout de quelques mètres un bip sonore s’est mis à retentir. J’avais bien fermé les portières, débloqué le frein à main, attaché ma ceinture. J’ai compris que c’était mon passager qui, lui, n’était pas attaché. L’urne et le pack d’eau sur le siège à ma droite étaient détectés comme une présence humaine. Ça m’a fait rire sur le moment. Puis, le volume du signal sonore augmentant, ça s’est mis à m’agacer. Je me suis adressé à mon père à voix haute : Excuse-moi, j’ai oublié de t’attacher.
Le livre se termine en apothéose sur l’une des plus belles scènes qui m’aient été donné à lire ces derniers temps, celle de la dispersion des cendres en « rituel improvisé » : un mélange de malaise et de communion, au caractère presque chamanique. L’intelligence et l’humilité avec lesquelles Pierric Bailly mène sa barque tout au long du livre jusqu’à sa très belle conclusion sur la nature romanesque du récit qu’il vient de nous donner à lire prouvent une fois de plus qu’il est un écrivain majeur.
Pierric Bailly, L’Homme des bois, P.O.L, 2017.
Pierric Bailly sera à la Librairie de Paris le mercredi 29 mars à partir de 18h30.
Lisez les premières pages du livre :