[dropcap]J[/dropcap]’ai grandi dans un quartier populaire du 18ème arrondissement, entre l’avenue de Saint-Ouen et la place de Clichy. Presque tous mes camarades d’école étaient pauvres et vivaient autour du cimetière Montmartre, dans des loges de concierge, des HBM, des résidences des années soixante-dix aux gardes-corps en verre fumé, ou ces tristes cités en briques, qui aujourd’hui me remplissent de tendresse.
Nous aussi, on vivait chichement, mais on ne manquait de rien grâce à la marginalité et à la poésie de ma mère, son goût pour le désordre, son indifférence aux biens matériels qui faisaient de notre existence un luxe. On régnait sur un chaos d’objets sans valeur. Des meubles qu’on nous refilait ou qu’on récupérait sur le trottoir, des édifices de prospectus, des bouquins, des photos, les vêtements qu’on achetait au poids chez Guerrisol ou aux puces de Saint-Ouen. L’unique objet de valeur, un collier de perles qu’on avait offert à ma mère, gisait au fond d’un tiroir à bazar et lui foutait les boules comme s’il allait attirer les cambrioleurs ou nous coller la poisse.
Le dimanche, on remontait la rue Caulaincourt jusqu’à l’avenue Junot. C’était à dix minutes à pieds, mais l’air qu’on y respirait était différent. Les arbres étaient plus grands, les trottoirs vides et silencieux bordés d’épais immeubles en pierre, de maisons d’architecte, de façades art éco. On trainait dans cette atmosphère feutrée avec un plaisir enfantin. On choisissait nos maisons préférées, on s’imaginait dedans, mais au bout d’un moment, l’air se vidait et on était contentes et soulagées de rentrer.
Ma mère se plaignait tout le temps des cloisons trop fines, du couloir trop étroit, du vide-ordures qui attirait les cafards et qu’elle avait fini par scotcher au gaffer, des problèmes d’électricité ou de tuyauterie, mais je savais qu’elle était comblée et qu’elle n’aurait jamais quitté notre royaume.
Cette insouciance a fait mon optimisme, tout en contrariant mon désir d’appartenir à la communauté des démunis au milieu desquels on vivait. Je n’étais pas complètement des leurs. Je ne me sentais pas pauvre et mes amis percevaient notre espèce d’aisance. Et puis, il y avait cet ailleurs : Ma mère Japonaise était née en Mandchourie dont elle nous parlait constamment et qu’elle ressassait dans ses textes et ses poèmes. Mon Harbin disparue… L’ai-je rêvée ? L’ai-je hallucinée ? Harbin était omniprésente parce que perdue, comme Paris est devenue cette ville inatteignable du bonheur de mon enfance dont je traque désespérément les moindres miroitements.
Il y a dix ou quinze ans, ce Paris existait encore. Je savais où le trouver. Il suffisait que je remonte le boulevard Magenta jusqu’à Barbès pour entrer dans cette zone à la fois familière et irréelle où mes tourments disparaissaient. Une fois sur le boulevard de Rochechouart et le long du terre-plein qui conduisait à la Place de Clichy, j’étais chez moi, parmi les gens qui grouillent, les kebabs, les peep-show, les rabatteuses et les cars de touristes. Avenue de Clichy aussi, tout était là, intact. Les vieux rades, les bars glauques, les hôtels sans étoiles, les enfants un peu sales et les squares encaissés.
Peu à peu, tout a rétréci, mais ça m’est apparu d’un coup. Peut-être un soir, en passant devant le bar à l’angle de ma rue et en m’en sentant pour la première fois exclue, alors que j’y avais picolé pendant vingt ans. J’ai regardé les visages à travers la vitre, leur jeunesse, leur beauté et cette joie forcenée qui m’avait récemment quittée. Cette conscience m’a glacée. C’est comme s’il n’y avait plus d’endroit pour moi, comme si la ville entière m’acculait à la réclusion.
Il m’arrive encore d’aller faire un tour dans le 18ème, mais avec inquiétude. Sur la route, je me raccroche à certains îlots. Rue de Rochechouart, cette ancienne cité ouvrière avec ses deux corps de logis reliés par des passerelles et des escaliers, sous une verrière. J’ai découvert cet endroit une nuit, il y a des années. La grande grille du portail était ouverte. Il y avait une inondation, les passerelles dégoulinaient comme l’âme d’une rivière. C’était une vision merveilleuse exaltée par une sensation de jeunesse qui n’en finissait pas.
Je me réjouis toujours de passer devant cet immeuble, mais il suffit que je croise un de ses résidents pour qu’il me ramène à l’embourgeoisement de Paris et au rétrécissement de ma vie.
Il n’y a plus que des façades qu’avec un effort pathétique d’illusionniste, je m’évertue à faire vibrer. Comme un peu plus haut dans la même rue de Rochechouart, la vieille friperie Mamie. En clignant des yeux, en restant sur le trottoir d’en face, j’arrive à occulter le panneau « A vendre » et la devanture vide, pour n’entrevoir que l’encadrement rétro blanc et mauve, et l’enseigne aux motifs losange.
Depuis que ma mère a dû quitter la rue Ganneron, je m’aventure rarement au-delà de la Place de Clichy, tant j’ai peur de voir notre ancien immeuble qui s’aperçoit de loin, de différentes rues. Cette vision m’anéantirait. Un soir, j’ai dû surmonter mon angoisse pour aller dîner chez des amis derrière le cimetière Montmartre. Il a fallu que je fasse des détours pour éviter la rue Ganneron, mais tout m’a blessé malgré tout. Les couscous et les petits troquets remplacés par des bars branchés, et cette épicerie polonaise où il n’y avait jamais personne, reprise par un jeune mec à barbe à la clientèle flamboyante.
Bizarrement, c’est au loin, ailleurs, qu’il m’arrive de retrouver cette saveur si particulière du 18ème de mon enfance. A l’Etranger, dans les bruits d’une langue que je ne connais pas, je flotte avec délectation dans mon passé. A Paris, aux abords des gares ou sur les Grands Boulevards, j’ai la même sensation de flottement, quand le nuit tombe ou tôt le matin. J’arrive à croire qu’il s’agit toujours des mêmes gens dans les brasseries et les bars à touristes, des mêmes garçons de café, des mêmes phares de voiture dans la même lueur glauque, comme dans une séquence de Pialat en boucle.
Dans certains coins perdus du 11ème ou dans l’est parisien, en haut de la rue du faubourg Saint-Martin et avenue de Flandre, il y a quelque chose de lugubre et de tenace qui fait surgir les vieux à cadi du marché de l’avenue de Saint-Ouen. Comme étrangement aussi, les beaux quartiers déserts du 16ème ou du 17ème arrondissement, qui ne m’évoquent pourtant rien de familier, qui ont même toujours suscité mon hostilité et une espèce de crainte, mais dont le silence et l’immensité font désormais résonner mes souvenirs, plus vivants que la vie.
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Anna Dubosc est auteure de Nuit Synthétique (2018), Koumiko (2016) publié chez Rue des Promenades.
Elle est aussi auteure de :
Spéracurel (2009), La Fille Derrière Le Comptoir (2012) et Le Dessin Des Routes (2013), publiés chez Rue des Promenades.
Merci à elle de nous avoir offert ce texte.