J’ai toujours considéré qu’un bateau n’est pas le milieu naturel de l’homme (…) Oui, j’en suis convaincu, il est antinaturel d’être en mer pendant si longtemps. La mer nous rend plus réservés, peut-être qu’alors l’homme est plus homme que jamais, voilà pourquoi c’est insupportable.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#19738a »]L'[/mks_dropcap]Eridanus, à quai depuis plusieurs jours aux abords de l’île Jan Mayen, semble user d’un inquiétant mimétisme avec la toundra inhospitalière qui lui fait face. Ici, le climat sculpte les âmes, et ce morceau de terre isolé à la limite de l’océan Arctique et Atlantique veille en silence sur le navire gémissant des rivets aux écoutilles. Hanté par une récente tragédie latente, le voici immobilisé près d’une « portion de rien au milieu du néant », le temps d’une investigation spartiate en eaux troubles.
La Centrale, compagnie ayant affrété ce vaisseau, a en effet chargé deux de ses hommes de sonder les survivants prisonniers de cette carcasse écumant les flots. Et c’est le médecin de bord qui est soumis à la question : conviant des souvenirs plus profonds que nécessaire à des observations altérées, son soliloque brumeux le mènera rapidement à des aveux poisseux…
La mémoire elle-même semble toujours davantage braquée sur la douleur que sur le plaisir. (…) Le souvenir est un loup sous le pelage d’un agneau. Le lieu le plus banal de la terre cache une tragédie.
Très peu de détails sur ce qui s’est passé effleure la surface du récit, il nous faut donc rester constamment en apnée entre les lignes du monologue errant du docteur Christian, afin d’appréhender les évènements.
Un rafiot craquant, des lettres de mission étranges et impérieuses, un employeur lointain mais omniscient, ainsi qu’un équipage aux confins du monde, finiront de faire basculer une promiscuité évidente en un maelström psychologique aliénant.
Le facteur humain implique l’instabilité et donc l’origine du hasard, du risque, en définitive du chaos.
Une suspicion maîtrisée, distillée, torpille le bâtiment endolori, incitant l’éventuel dissimulateur à réduire sa voilure…
De manière inexorable, la confession tend pourtant à révéler le triomphe de cette organisation froide et faussement anonyme sur ces individus sacrifiés par-dessus l’autel expérimental de leurs faiblesses intimes.
Personne n’en est sorti indemne : après l’horreur, on rend hommage à la vie ou on la méprise.
Entre fantasmagories paranoïaques et révélations glaciales, Fernando Clemot esquisse l’éveil d’un Léviathan à figure humaine : mirage polaire, rêve halluciné, délire d’un esprit malade ou épisode d’une théorie du complot ?
Polaris, roman court et lancinant, nous laisse aveuglés par les latitudes septentrionales de son décor, les sens en déroute, comme anesthésiés par le froid engourdissant de ce huis clos mental qui, dans la forme, n’est pas sans rappeler celui de Monsieur B dans Le Joueur d’Échecs…
Polaris de Fernando Clemot
aux éditions Actes Sud – traduit de l’espagnol par Claude Bleton – septembre 2017
À lire en complément si vous avez envie de découvrir la partie immergée de l’iceberg :
– Ils sont tous mort de Salomon de Izarra, aux éditions Rivages
– Terreur de Dan Simmons, aux éditions Robert Laffont et Pocket