[dropcap]L[/dropcap]e livre commence le 27 mai 2019, dans le bois de Verrières, où Philippe Jaenada est venu au petit matin, après avoir garé sa petite voiture de location. Le bois de Verrières, dans l’Essonne, un sentier touffu, la nuit encore présente… C’est là qu’au printemps 1964, un promeneur matinal a trouvé le corps du petit Luc Taron, onze ans. L’auteur attend le lever du jour, adossé au tronc de l’arbre 151. L’auteur ne va pas bien : « J’ai froid, je ne me sens pas très bien – ni physiquement, ni moralement. Tout me paraît aussi sombre que la nature qui m’entoure. C’est le printemps, pourtant. » L’auteur est un homme des villes, la forêt l’inquiète :
« Rien n’évoque pour moi plus évidemment qu’une forêt, plus désagréablement, depuis toujours, la mort. »
Philippe Jaenada
S’il est là, c’est qu’il ne peut pas ne pas y être. Depuis plusieurs années déjà, Philippe Jaenada vit au quotidien avec l’affaire Luc Taron. Ou plutôt avec l’affaire Lucien Léger, qui passera 41 ans de sa vie en prison pour avoir revendiqué, puis nié, quelques années après le début de son incarcération, le meurtre du petit garçon. Treize demandes de libération conditionnelle et trois demandes de grâces présidentielles lui auront été refusées…
Qu’est-ce qui peut donc bien pousser un auteur à passer quatre ans de sa vie d’écrivain à découdre minutieusement toutes les coutures d’une enquête, toute l’histoire d’un fait divers qui a bouleversé le pays ? Car il ne s’agit pas là de « refaire » l’enquête, ce qu’ont fait brillamment les journalistes Stéphane Troplain et Jean-Louis Ivani (auxquels Philippe Jaenada dédie son ouvrage) dans leur livre Le Voleur de crimes (Ravin bleu). Il ne faudra pas longtemps au lecteur pour comprendre la fascination du romancier. Tout comme il ne lui faudra pas longtemps pour accepter de suivre l’auteur tout au long des 750 pages que compte Au printemps des monstres. Car le livre est une sorte de coffre aux trésors où l’on découvrira toutes sortes de joyaux troubles. A commencer par la reconstitution saisissante des années soixante : les voitures, les cafés, les appartements, les vêtements, tout est là pour évoquer ce monde révolu et hautement générateur de fantasmes.
Dans ces années-là, la presse écrite exerce une influence considérable. La mort du petit Luc Taron constitue un électro-choc en ce début des Trente Glorieuses, où les Français sont optimistes même s’ils n’ont pas le sou, aiment les belles voitures, le cinéma, l’insouciance. Le fait divers fait figure de rappel à l’ordre : la guerre est finie, certes. Mais le mal est toujours là, qui s’en prend aux plus faibles. Paradoxalement, l’affaire va générer des centaines de pages de journaux, des dizaines d’émissions de radio : on pourrait croire que tous les éléments de l’enquête ont été décortiqués, disséqués, que rien n’a échappé à la presse et à la police. Le jeune Luc Taron est retrouvé dans le bois de Verrières, le 27 mai 1964. Il ne faudra pas attendre longtemps pour voir arriver dans les rédactions et chez les enquêteurs une quantité invraisemblable de messages de revendication, tous plus odieux les uns que les autres, signés L’Étrangleur. Lucien Léger, l’auteur des lettres, se prend sans doute pour plus malin qu’il n’est car bientôt, après une traque de quelques semaines durant laquelle les hypothèses les plus folles seront échafaudées par les uns et les autres, il sera identifié et arrêté… Ouf, le croquemitaine est derrière les barreaux.
Dès le début de l’enquête, l’auteur tombe en arrêt devant les approximations, les erreurs, les négligences. Saura-t-on comment et où le petit Luc a été enlevé ? Certains affirmeront l’avoir vu sur un quai de métro, d’autres dans la rue, rien n’est certain. On l’aurait vu dans une voiture en compagnie de deux hommes. On a peine à imaginer ce petit garçon de 11 ans seul dans le métro à onze heures du soir… Ça ne dérange personne, apparemment. Et ça continue : l’autopsie est approximative. L’enfant a-t-il été étranglé, étouffé ? Ça n’intéresse pas grand-monde, visiblement. Les parents de Luc sont présentés comme de malheureuses victimes, on ne prendra pas la peine d’explorer la drôle de vie du père, matamore et escroc, et celle de la mère, qui subvient aux besoins du ménage par des expédients pas bien moraux, ma foi. Quand Lucien Léger reviendra sur ses aveux, il fournira des explications certes fumeuses, mais pas plus que la prétendue vérité qu’on a définitivement adoptée. Ces explications n’auront pas l’heur de faire dresser l’oreille aux enquêteurs. Philippe Jaenada explore l’entourage et l’histoire de l’enfant, ceux de Lucien Léger. Et tombe sur de drôles de personnages, en particulier un faux résistant et une actrice amie de Lucien Léger, sur lesquels l’enquête ne s’appesantira pas. Tout ce petit monde gravite dans une atmosphère de clairs-obscurs à la Modiano. Et justement, le père de Patrick Modiano, idole de Philippe Jaenada, fait une apparition au cours de l’exploration. Mensonges, faux-semblants, impostures : tout est là, en germe, pour donner naissance à ce qui est peut-être une des plus terribles erreurs judiciaires du XXe siècle. Et Philippe Jaenada est là aussi ! Sans doute pour permettre à son lecteur de respirer un peu, il émaille son récit de parenthèses (sa spécialité) qui nous donnent des nouvelles de sa propre vie, de sa santé, et s’abandonne volontiers, pour notre plus grand plaisir, à son sens de l’humour incomparable…
Et puis il y a Solange, à laquelle Philippe Jaenada consacre la fin de son livre. Solange, la femme de Lucien Léger, une gamine à l’enfance brisée, une jeune femme abrutie par les médicaments qui passera plus de temps en hôpital psychiatrique qu’auprès de son mari. Solange, qu’on voit sur la couverture du roman, jolie et fragile, bringuebalée par des médecins qui l’utiliseront comme un cobaye sans jamais poser de diagnostic sur sa prétendue maladie mentale. Solange qui en savait peut-être plus qu’elle ne le disait, Solange, sorte de petit fantôme à la fois pitoyable et fascinant, est pourtant une femme intelligente, pétillante et perspicace, si l’on en croit sa correspondance avec Lucien Léger. Elle mourra dans des circonstances troubles en 1970, à l’âge de 31 ans… On ne sait même pas où elle est enterrée. C’est dans une boucle de la Meuse, près de l’hôpital psychiatrique où Solange fut enfermée, que Philippe Jaenada termine son hallucinant périple : « Elle est à côté de moi, 43 kg, Solange, dans son bel ensemble, pantalon et chemise, elle a peut-être elle aussi les mains sur le grillage, qui n’est pas encore rouillé, elle se demande quand elle va pouvoir sortir d’ici (jamais?) (…) » Bouleversant hommage à l’oubliée…
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Au printemps des monstres de Philippe Jaenada
éditions Mialet-Barrault, août 2021
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