[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]P[/mks_dropcap]rêts à faire la connaissance d’Allen Smith, héros du dernier roman qu’ait écrit Jim Thompson en 1972 ? Vous pourriez ne pas vous en remettre. Ce jeune homme de 18 ans à la peau noire, qui vit seul avec sa mère blanche prostituée de luxe, dans un quartier huppé de New York, a la rage chevillée au corps depuis qu’il est né quasiment. C’est qu’il n’était pas vraiment désiré, le bougre. Subissant de plein fouet le racisme, les brimades et la dinguerie de sa mère, qui le méprise et le cajole à la fois (un peu trop, l’inceste pointe le bout de son nez), il s’est construit une sacrée carapace. Portant sa hargne au bout des poings, mordant à pleines dents, matraquant de mots quiconque se trouve sur son chemin – son vocabulaire des plus fleuris et des plus sardoniques est une véritable arme de destruction massive – il vous laminera, c’est sûr. Vous « sautant sur le râble » après vous avoir, au préalable, caressé dans le sens du poil – c’est encore plus douloureux et plus jouissif ! – Allen Smith, la rage brandie en étendard pour survivre, vous révélera certainement, en plus de sa cruauté et sa roublardise, votre part la plus obscure : tous pourris, tous coupables…
Jim Thompson s’en donne à cœur joie dans le récit des tribulations du jeune Allen comme si, dans ce dernier opus de son œuvre romanesque (il mourra, épuisé, 5 ans plus tard), il avait convoqué et amplifié (si c’est encore possible !), toutes les noirceurs et folies qui habitaient ses livres précédents. Alain Corneau déclarait dans l’éphémère revue Gang (sic la quatrième de couverture) que « le héros de Rage Noire est peut-être celui qui résume le mieux les autres personnages thompsoniens ». Il faut dire que toutes les méchantes fées se sont penchées sur le berceau d’Allen Smith ou, on peut même le dire ainsi au vu des constantes allusions à Dieu, au Christ et aux maudits pécheurs, elles se sont vautrées sur la couche du malheureux petit Jésus (sa mère s’appelle d’ailleurs Mary) : violence, bêtise, ignorance, sadisme, lubricité, racisme, mensonge, manipulation, Œdipe castrateur, émasculateur, se pressent allègrement…
Allen en a retiré une indéfectible répulsion du genre humain et une méfiance absolue, assortie d’une terreur et d’un rejet certains, envers la gent féminine. Son intelligence exceptionnelle (un QI de 190) accentue sa misanthropie et son goût des mots, des débordements de fiel et de sarcasmes, l’entraîne, lui et ses auditeurs, dans des logorrhées hallucinées. Il s’autoproclame « fils de pute pur-sang, à 100%, 24 carats garantis, à l’épreuve du feu, insoluble dans l’eau, et pas coupé au lactose ».
Sa mère bien sûr est la cible privilégiée de ses tirs nourris mais aussi chacun(e) qui a le malheur de croiser sa route. Son esprit turbine à tout va pour trouver le meilleur moyen de pourrir la vie de sa victime car elle a forcément quelque chose à se reprocher au pays du stupre. Tour à tour enjôleur, menteur, vulgaire, violent, n’hésitant pas à faire pleuvoir les coups et les mots assassins, il se rend justice au quotidien. Dieu, fort débordé en ce monde, peut compter sur lui pour le remplacer et « tenir sa boutique le temps qu’il retrouve toute sa tête ». Lui, Allen, qu’on stigmatise, à qui l’on prête une sauvagerie et une cruauté dégénérées, brandit sa propre morale. Une morale absolue, impossible à atteindre, et qui lui laisse un goût amer, très amer :
« Bien sûr que je les juge. Et même, pour être franc, je les juge tous coupables et les condamne à être pendus par les couilles jusqu’à virer au rouge vif (ou toute autre chaleureuse couleur). Bien sûr qu’ils sont coupables. Nous le sommes tous.
Nous naissons bourrés jusqu’à la gueule de merdeuse culpabilité et, avant de marcher vers la gloire, il nous faut d’abord la dégueuler toute, c’est écrit noir sur blanc dans les Evangiles. »
Et pourtant… Dans toute cette noirceur, il se pourrait qu’une lumière arrive à poindre, qu’un « minuscule miracle » se produise et que Dieu, enfin, « recouvre la raison ». Désespéré, Allen Smith, mais pas plongé dans le néant (impossible d’ailleurs de ne pas l’entendre, de lui rabattre le caquet !) C’est ce qui fait la force de ce livre. L’humain existe, pitoyable certes, mais vivant, et parfois pas trop moche. Le monde est pourri mais il est encore permis d’y croire…
Rage Noire est un roman vraiment étonnant, et d’une vitalité incroyable. La noirceur, le sordide, n’épargnent pas le lecteur mais l’écriture foisonnante, criant à tue-tête, drôle souvent parvient à illuminer les pages. Allen Smith est odieux, c’est certain, on peut difficilement éprouver de l’empathie à son égard, sa bienveillance envers autrui s’exprimant avec la même douceur qu’une rafale de mitraillette. Cependant il parvient à séduire, et même à émouvoir. Il demeure l’enfant qu’on a salement malmené et il n’est ni plus, ni moins, que :
«(…) représentatif du général : de tout le boxon pandémoniaque. De toutes ces innombrables chambres noires de l’esprit, où la monstruosité est en gestation. De toutes ces demeures, dont le compte se perd, aux volets obstinément clos sur les sanglots soumis d’enfants désarmés comme sur les menaces muettes et sèches des adultes, leurs prétendus tuteurs et protecteurs, et sur les mèches cinglantes des fouets, et sur la puanteur des chairs brûlées ».
Rage Noire de Jim Thompson, traduit de l’américain par Frank Reichert, éditions Rivages, collection « Rivages / Noir » n°47, mai 1988
Titre original : Child of rage, 1972
Crédits photo : collection Sharon Thompson Lee