[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]S[/mks_dropcap]orti le 12 octobre dans toutes les bonnes librairies, La recette des parents de Martin Page et Quentin Faucompré publié aux éditions du Rouergue, est un hymne à la liberté et à la construction non guidée de l’enfant.
C’est l’histoire de Olga, qui, il y a très longtemps, vivait dans un monde peuplé uniquement d’enfants. Ceux-ci passaient leurs journées à ramasser des fruits, à s’occuper des animaux, à construire des maisons et même à coudre leurs vêtements. Jusqu’au jour où, fatiguée de travailler tout le temps et de ne pouvoir s’amuser en toute quiétude, elle décide d’inventer des créatures pour soulager les enfants de toutes ces tâches insupportables… Diverses recettes sont expérimentées, à base de farine, de piment, de maracas, de pulls troués, d’huile de sésame, et même d’instruments de musique ! Et qu’est-ce que cela peut donner ? Des parents !
La métaphore est claire et permet une approche ludique et déroutante. Martin Page nous livre une réflexion sur la volonté parfois exagérée des parents fantasmant un enfant idéal et à leur image. Quentin Faucompré, lui, illustre ces mots de façon acide et ultra colorée qui n’est pas sans rappeler certaines œuvres de Pop Art. Les enfants sont présentés avec un aspect robotique et malicieux, les parents semblent enchainés à leurs exigences, contraints d’être, sans possibilité d’expression. Comme une fable qui se lirait à deux niveaux, le questionnement est immédiat, sans détour et sans reproche, pour qui s’autorise à dévier des lignes établies.
Conseillé par l’éditeur à partir de 5 ans, l’album est à mettre entre les mains de toute personne consciente de l’impact de ses choix sur son bonheur et surtout sur l’Autre, et qui s’interroge sur l’éducation et le libre-arbitre.
« Les Papas et les Mamans n’avaient pas l’air heureux. Ils passaient leur temps à faire des choses sérieuses. Ils ne s’amusaient jamais, ils ne riaient pas.
Pire encore : ils chassaient des animaux. »
Martin Page est un auteur récemment installé dans la région d’Angers, créant autant de textes et nouvelles pour les adultes que pour les plus jeunes. Il est notamment lauréat du prix Roman Ouest France / Étonnants Voyageurs 2010 pour La Disparition de Paris et sa renaissance en Afrique. Il écrit également sous le pseudonyme de Pit Agarmen (anagramme de Martin Page) et est coutumier des collaborations multiples, notamment avec Coline Pierré, avec qui il fonde en 2015 les éditions Monstrograph : « un petit atelier d’édition et de sérigraphie en désordre ». Son dernier roman, L’art de revenir à la vie a été publié aux éditions du Seuil en avril 2016.
Quentin Faucompré est un artiste dont le médium principal est le dessin. Il aime questionner par le biais d’un humour souvent incisif. On notera, entres autres nombreuses créations, sa participation active au collectif L’Armée noire, ses créations remarquables d’affiches pour le festival littéraire baulois Écrivains en bord de mer, Les aventures du baron de Münchhausen chez Orbis Pictus ou encore Fantaisie printanière aux éditions de L’Atalante. Faucompré a aussi participé à plusieurs revues telles que Ferraille et aime participer à des expositions protéiformes mêlant dessins, performances et vidéos.
Martin Page et Quentin Faucompré avaient déjà collaboré pour l’album La Mauvaise habitude d’être soi en 2010 ainsi que pour La charité des pauvres à l’égard des riches, l’un des premiers titres publiés par Les Eclairs en 2015.
Les deux auteurs ont accepté de nous parler de leur travail à quatre mains. Nous leur avons posé quelques questions afin de connaitre leurs techniques de travail et leurs univers.
En 2010, vous aviez produit conjointement l’album La Mauvaise habitude d’être soi, un recueil de nouvelles paru aux éditions de l’Olivier. Vous aviez envie de remettre le couvert ?
Martin Page : Pour moi, l’idée c’était d’écrire des histoires étranges, tragiques et politiques, d’interroger l’identité et la réalité. Et bien sûr de surprendre les lecteurs. Quentin et moi sommes amis, nous habitions la même ville (je viens de déménager), donc nous nous croisions souvent. Je ne me rappelle plus comment l’idée de retravailler ensemble est venue. Ça s’est passé naturellement, d’autant plus que notre première collaboration s’était bien passée.
Quentin Faucompré : À l’époque de La mauvaise habitude d’être soi, nous n’habitions pas dans la même ville, mais entre-temps, oui, et le désir de faire un nouveau projet ensemble nous chatouillait. L’expérience de se confronter à l’autre est quelque chose d’assez excitant. Ça crée également des respirations dans nos deux parcours distincts.
Ensuite, l’alchimie qui en résulte nous échappe en partie, et nos intentions vis à vis des lecteurs restent heureusement floues.
Vous aviez décidé de travailler ensemble avant que le texte ne prenne vie ?
MP : Oui, c’est parti de notre désir de faire un nouveau livre ensemble.
Quentin Faucompré, comment procédez-vous pour illustrer un texte déjà existant ?
QF : Le texte n’existait pas spécialement à la base en tant que texte. Nous avions fait à l’époque une intervention publique ensemble, sous la forme d’une micro-conférence, qui était une sorte d’embryon de l’histoire, ensuite le projet d’en faire un livre est apparue. Lorsque je me prête au jeu de l’illustration, je l’envisage un peu comme une partie de ping-pong : c’est ce va et vient qui me plait, formel et conceptuel. C’est quasi musical.
Martin Page, cette vision de la filiation parents-enfants (et inversement) est une réflexion qui vous anime ? L’idée de l’album s’est imposée à vous ?
MP : C’est une idée qui me trottait en tête depuis un moment parce que j’ai toujours voulu être père, et parce que je vois bien que les parents sont dépassés et enfantins. Être adulte, c’est jouer un rôle sans savoir qu’on le joue. Être un enfant, c’est observer, analyser et s’amuser, et créer tandis qu’on s’amuse.
En tant qu’artiste, ça m’intéresse de questionner les hiérarchies données comme naturelles, de remettre en cause les rôles attribués. Et j’aime mettre du bazar, ça produit souvent des choses intéressantes. C’est un album qui est dans la continuité de mes autres livres, comme L’apiculture selon Samuel Beckett, par exemple.
Martin Page, revenons à l’extrait vu plus haut, se terminant par « Pire encore, ils chassaient des animaux ». Vous êtes un auteur très actif et militant pour la cause animale, et la justice de façon plus globale. C’est important pour vous d’inclure vos valeurs dans vos créations ? Vous n’imaginez plus faire un album ou roman sans en parler ?
MP : Je n’ai jamais lu une œuvre littéraire où les valeurs, la politique, d’un auteur n’était pas présentent. Il n’y a pas d’œuvres apolitiques. Dans nos descriptions, dans les représentations, dans les choix que nous faisons nous exprimons nécessairement des valeurs. Mais il est vrai que j’ai une manière directe d’en parler. Sans doute parce que beaucoup de livres que j’aime sont très clairement critiques, comme Fahrenheit 451, 1984, Candide…
Quentin Faucompré, on vous sait militant et proche, par exemple, de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes pour qui vous avez réalisé une très belle carte dessinée. C’est important pour vous de provoquer la réflexion auprès des lecteurs ? De les bousculer et d’en faire un objet politique ?
QF : Quelque soit l’endroit d’où l’on parle, où l’on est, il y a des possibilités de créer des failles. Et ça ne doit pas être il me semble le privilège des artistes.
En acte, je suis plutôt dans un geste spontané, et ensuite ça ne m’appartient plus. Bousculer et se bousculer est quelque chose de peut-être un peu plus en accord avec le vivant que répéter des certitudes bien apprises. Je ne le vis pas comme une intention pour autant. Je patauge dans tout ça comme je peux, en tant qu’être vivant avant tout.
Ensuite, je me méfie tout de même de certaines formes de militantismes politiques, je ne prêche pas une parole dans une paroisse. Rester dans un pré-carré peut rassurer, moi ça me donne de l’urticaire.
Pouvez-vous nous parler de votre collaboration pour Les Eclairs en 2015 ?
MP : Là encore, ça s’est bien passé. Malgré tous nos efforts, on n’arrive pas à se fâcher, alors on continue à bosser ensemble. J’avais ce texte très court, atypique, l’éditeur cherchait un dessinateur, j’ai proposé Quentin, et voilà, ça a tout de suite marché. C’est un livre imprimé en risographie, et façonné à la main, un vrai objet artisanal.
Enfin, avez-vous déjà d’autres projets en vue (ensemble ou chacun de votre côté) ?
MP : Ensemble, pas pour l’instant, mais un jour prochain ça serait chouette. De mon côté, j’ai écrit un livre sur le véganisme qui sort en mars chez Robert Laffont.
QF : Monter un restaurant de spécialités chevalines ensemble est tombé à l’eau depuis que Martin est devenu végan. Autrement, sort très prochainement un petit recueil de dessins à tirage limité, Borges au palais des glaces, chez l’éditeur berlinois Re-surgo .
Il nous reste à souhaiter une belle vie à cette fable douce-amère, qui interroge sur les problématiques de l’éducation et la projection de soi sur l’Autre, ainsi que de belles et riches créations à venir pour les deux auteurs dont le travail saura, assurément, marquer et interroger le public.
Et pour aller plus loin, Faucompré et Page parlant de leur travail pour les éditions Les Eclairs, jeune maison marseillaise :
Quentin Faucompré en atelier :
Site de la maison d’édition Les Eclairs – Site des éditions du Rouergue