[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C[/mks_dropcap]omédien de formation classique, cela fait plus de vingt ans que Saul Williams écrit des poèmes et compose des albums entre deux films. Le point commun entre tous ses projets : un devoir citoyen de dénoncer les injustices dont les Afro-Américains sont malheureusement toujours victimes aux Etats-Unis, et ce malgré l’espoir que l’arrivée au pouvoir de Barack Obama aurait pu apporter un changement.
Son dernier album MartyrLoserKing raconte l’histoire de son personnage fictif éponyme, un jeune mineur de coltan burundais devenu hacker et qui initie une révolution depuis son ordinateur. C’est un univers cyberpunk où Saul Williams fusionne poésie, musique africaine, breakbeats, sonorités indus et rock. Ecrit entre plusieurs continents et produit par Justin Warfield, MartyrLoserKing est tout en puissance tant dans les textes que dans la musique et de ce fait il est plus proche de The Inevitable Rise And Liberation Of NiggyTardust [2007] que de Volcanic Sunlight [2011]. C’est un album qui a un côté beaucoup plus universel, autant du point de vue du message que du son.
Véritable « concept album », MartyrLoserKing n’est que l’avant-goût d’un vaste projet multimédia. La sortie du prochain album sera en effet accompagnée d’un film et d’une BD qui narreront plus en détails les aventures de ce hacker burundais.
Pour beaucoup de fans, MartyrLoserKing signe le grand retour de Saul Williams. Je l’ai rencontré dans un café parisien pour qu’il me raconte la genèse de cet album.
Anna : MartyrLoserKing est très différent de ton précédent album.
Saul Williams : Oui, avec Volcanic Sunlight je voulais voir si je pouvais être inspiré par d’autres choses que les questions politiques ou sociales. Parce que je l’avais tellement fait, j’ai fini par avoir l’impression que c’était devenu un automatisme et que je ne pouvais rien écrire d’autre. La colère était-elle mon seul moteur ? J’ai donc pensé qu’il était important d’un point de vue personnel d’explorer l’écriture par le biais d’autres émotions. Avec MartyrLoserKing, j’étais prêt à retourner de nouveau vers mes sujets de prédilection.
Anna : Y a-t-il un élément catalyseur à ce retour vers tes thèmes de prédilection ?
Saul Williams : Pas un élément mais plusieurs. Lorsque j’ai vécu à Paris [de 2009 à 2013], j’ai rencontré des gens qui venaient du monde entier et c’était vraiment très différent de New York ou Los Angeles qui sont des villes également cosmopolites mais où les étrangers ont rapidement tendance à « s’américaniser ». Tout à coup à Paris je me suis mis à côtoyer des gens qui venaient d’Afghanistan, Irak, Syrie, Mali, Sénégal, Rwanda et Burundi. Ils partageaient leurs histoires et leurs repas avec moi et aimaient parler politique. J’avais l’impression d’être un étudiant et j’ai appris énormément à leur contact car je me suis retrouvé face à un grand nombre de références francophones qui n’étaient pas les miennes. Lorsque vous vivez dans un monde anglophone vous ne savez pas forcement qui est Boris Vian ou Marguerite Duras. Et toutes ces nouvelles références, je les ai acquises ici en France mais également au Sénégal où j’ai passé quelques mois. Je suis même allé à l’Ile de la Réunion, endroit dont je n’avais jamais entendu parler avant de m’installer à Paris. Mon expérience par le passé était limitée car que je ne pouvais communiquer qu’en anglais. Et grâce au français, lorsque je suis retourné dans les pays de l’Afrique francophone, j’ai pu échanger plus que je n’avais pu le faire avant, écouter les histoires et comprendre plus, ce qui m’a permis d’en retirer plus « et tout ça » [en français dans le texte]. Tous ces nouveaux éléments m’ont aidé à développer une nouvelle relation au monde et ont été de nouvelles sources d’inspirations.
Anna : Qu’est-ce qui t’avait décidé à venir vivre à Paris?
Saul Williams : Apprendre. Je vivais à Los Angeles et je m’étais lassé de cette ville.
Anna : Oh mais je pensais que tu étais de NY !
Saul Williams : Oui, je suis originaire de New York mais je vivais à Los Angeles avant de m’installer à Paris. Je voulais vivre dans une autre grande ville avec les transports en commun et Paris était une des options. Je m’y étais fait beaucoup d’amis au fil des années et je me suis dit « Oh, peut-être que je pourrais vivre là-bas ». Et je me suis aussi dit que si je ne le faisais pas maintenant, je ne le ferais jamais alors j’ai sauté sur l’occasion. J’ai pris la décision en février 2009 et j’ai déménagé en juin 2009 !
Anna : Comment as-tu travaillé sur cet album ? J’ai lu que tu l’avais enregistré aux quatre coins du monde.
Saul Williams : J’ai écouté beaucoup de musique traditionnelle lorsque j’étais à l’Ile de la Réunion et notamment le mayola [musique, chant et danse qui ont été créés dans les plantations sucrières par les esclaves d’origine malgache et africaine], j’ai même essayé d’apprendre à jouer des instruments. La façon dont les gens chantent me faisait penser à une sorte de bossa nova punk. J’ai vraiment adoré, cela a été une vraie source d’inspiration pour moi. Habituellement, à la fin d’un concert ou de la journée, je me promène sur le chemin de l’hôtel et en arrivant dans ma chambre j’essaie d’enregistrer ou d’écrire une idée. C’est presque comme une alternative aux photos, j’écris pour imprimer les souvenirs sur papier au lieu de prendre des photos. Et a chaque fois je me rappelle : « Mais oui, j’ai écrit cette phrase là-bas ! ». C’est quelque chose que je fais depuis très longtemps, bien avant cet album. En 1996, j’ai commencé à travailler sur un poème intitulé « Talking Of The Night ». Chaque strophe, écrite dans un endroit différent, est liée à des souvenirs qui n’ont pas forcément de rapport avec le poème. Des mots clés qui sont pour moi comme une capsule temporelle ou un album photo. À chaque fois que je souhaite capturer l’énergie ambiante, je le fais à travers l’écriture car je sais que je n’oublierai jamais que c’est l’énergie de cette pensée qui était à l’origine de cette idée.
Anna : L’écriture est donc le point de départ d’une chanson ?
Saul Williams : Non, ça peut être les sons aussi, cela dépend. Lors de mon séjour à l’Ile de la Réunion j’ai écrit « These Mthfckrs« . C’est une chanson que j’ai utilisée pour la promo de cet album mais qui figurera en fait sur le prochain et je l’ai écrite et enregistrée dans une chambre d’hôtel. Il y a une chanson sur cet album intitulé « Horn of the Clock-Bike« , écrite et enregistrée à Haïti. Un échange avec quelqu’un peut aussi être le point de départ d’une idée musicale. Il m’arrive parfois d’enregistrer les conversations, les gens ne s’en rendent pas compte et je ne les préviens pas mais j’ai un enregistreur dans ma poche. Je le fais tout le temps. Oui, tout le temps ! AHAHAHAH !!! Toutes les chansons sont associées à un détail particulier qui a toujours un lien avec le lieu où je me trouvais, une conversation passionnante ou une lecture. Le titre « Burundi » a été inspiré par un texte du poète soufi Rumi [poète persan du 13e siècle]. Je me suis arrêté sur ce magnifique vers où il dit : « for I am like the candle : burning only makes me brighter. » [The Ship Sunk in Love]. Ce fut instantané, ces mots m’ont immédiatement parlé. J’essaie toujours de trouver de nouvelles façons de faire découvrir de grandes idées à de plus en plus de gens et la musique est un excellent moyen pour cela.
Anna : J’ai lu dans un autre article que tu avais commencé à travailler sur cet album dès 2012. Je trouve ça étrange car il y a pour moi un tel sentiment d’urgence dans tes chansons que j’ai plutôt l’impression qu’elles ont été enregistrées il y a quelques mois !
Saul Williams : Oui c’est vrai mais il faut faire confiance aux textes. J’ai écrit « Burundi » il y a trois ans et pour autant que je sache, la situation actuelle au Burundi est malheureusement radicalement différente de celle de l’époque mais cette chanson reste pourtant extrêmement pertinente. Ce n’est pas la première fois que quelque chose comme ça arrive et ça ne sera définitivement pas la dernière. On doit faire confiance à la puissance de la poésie qui transcende le temps. Oui, cette chanson semble avoir été écrite aujourd’hui mais cela vient de notre capacité à pressentir les évènements avant qu’ils ne se développent. C’est lamentable qu’aujourd’hui aux États-Unis il y ait un mouvement Black Lives Matter après qu’il y ait déjà eu le mouvement afro-américain des droits civiques des années 50-60. C’est lamentable de voir des hooligans suédois attaquer des migrants. C’est lamentable de voir la montée de la xénophobie et du néo fascisme, des gens comme Marine Le Pen ou Donald Trump. C’est lamentable de devoir toujours être confronté à ces absurdités aujourd’hui. Après tout ce qui est arrivé dans l’Histoire, ça ne devrait plus être d’actualité ! Mais c’est malheureusement le cas et si j’écrivais une chanson aujourd’hui, il est très probable que le texte serait encore pertinent dans cinq ans…
Anna : Il est également beaucoup question des nouvelles technologies dans cet album. Penses-tu que nous devons nous en méfier ?
Saul Williams : La technologie n’est que le reflet de notre propre environnement. Elle ne mène pas la conversation, elle la suit. Par conséquent je ne suis pas complètement inquiet ou obsédé par la technologie car je sais que c’est juste un reflet de notre société.
Anna : Oui, mais QUELLE société !
Exactement ! Nous avons créé des bombes, nous avons créé des armes à feu. Ce sont également des machines et elles sont contrôlées par des hommes et non pas l’inverse.
Anna : Ne trouves-tu pas cette escalade inquiétante ?
Saul Williams : Je n’ai pas peur de l’évolution technologique car elle existe déjà : les bombes nucléaires, les bombes atomiques, etc. Tu es bien placée pour savoir que des individus armés pourraient entrer dans ce café au moment où l’on discute, n’est-ce pas ? Ils n’ont pas besoin d’une nouvelle évolution technologique pour pouvoir le faire. Notre technologie est déjà suffisamment avancée pour que cela puisse arriver n’importe quand. Ce ne sont pas les machines qui sont effrayantes mais le genre humain. Et c’est au genre humain que je cherche à parler à travers la musique, à travers l’art. Il y a beaucoup d’articles suggérant que des robots pourraient remplacer les artistes et peindre ou jouer d’un instrument mieux que les humains. Cela ne me n’inquiète pas parce qu’aucune machine ne pourra jamais égaler un biorythme humain. Je suis beaucoup plus préoccupé par le genre humain.
Anna : Dans ton texte « Coltan as Cotton » tu parles de pirater le système mais n’est-ce pas le système qui va finir par nous pirater ?
Saul Williams : C’est déjà le cas ! Le système nous pirate par le biais des impôts. Il est vain de se soucier de l’avenir parce que nous sommes déjà piratés par le système actuel. Voilà pourquoi il est important de réaliser le pouvoir que nous avons de contre-pirater. C’est ça la démocratie, faire en sorte que nos gouvernements reflètent nos désirs et nos besoins. Voilà ce que nous essayons si difficilement d’accomplir et de mettre en place aux États-Unis en ce moment. C’est complètement absurde de ne pas disposer d’un système de santé. C’est complètement absurde de continuer à enseigner l’idée que les États-Unis sont une terre de liberté alors qu’il y a tant de personnes en prison. Il est vrai que là-bas nous bénéficions de certaines libertés et dans le même temps on fait toute une histoire au sujet de certaines autres de ces libertés. Quelqu’un dans la rue peut me traiter de « nigger » et ne pas être arrêté grâce du Premier Amendement et à la liberté d’expression alors qu’en France le discours haineux n’est pas autorisé. Mais aux États-Unis, c’est tout à fait permis. La violence physique est interdite mais celle verbale est parfaitement autorisée !
Anna : Mais alors pourquoi le mot « nigger » est censuré dans les chansons ?
Saul Williams : À cause de l’hypocrisie ! Les États-Unis ont été colonisés par des Puritains, ce Puritanisme est à l’origine de cette hypocrisie bien américaine qui est toujours belle et bien présente, un courant de pensée rétrograde mêlé à du puritanisme. Là-bas, il est permis de parler ouvertement de sexe et dans le même temps le droit à l’avortement est interdit dans certains États. Nous n’avons pas encore réalisé que nous pouvons dépasser les contraintes sociétales, que nous n’avons pas à perpétuer quelque chose juste parce que cela a fait partie de notre éducation, que nous ne sommes pas obligés de penser et agir uniquement selon des préceptes religieux. Les gens ont peur de ne plus avoir peur, ils se sentiraient complètement désœuvrés…
Anna : Penses-tu vraiment que nous pouvons reprendre le contrôle ?
Saul Williams : Il faudra l’enthousiasme d’une nouvelle génération qui soit résistante et qui ait le courage de ses opinions pour se débarrasser de tout ce qui est inutile. On ne devrait pas porter le fardeau de nos ancêtres si ce n’est plus nécessaire. Nous sommes maintenant trop intelligents pour permettre à des aberrations comme le suprématisme blanc, l’impérialisme ou le capitalisme de continuer à subsister ou laisser les sentiments de haine et d’infériorité nous habiter. Nous savons maintenant que c’est nous qui créons non seulement la technologie mais également les nouvelles ressources, nous savons quelle est notre contribution à la société mais on fait bêtement le choix de perpétuer nos dépendances. Prenons l’exemple de la dépendance des États-Unis au pétrole et son lien direct avec les conflits au Moyen-Orient. Combien de mensonges ont été dit, combien de sang a été versé parce que nous refusons d’abandonner notre dépendance, parce que nous sommes trop je-m’en-foutistes et égoïstes pour opérer un transfert vers l’énergie solaire? Les compagnies pétrolières ont des lobbies et des cabinets d’avocats qui se débrouillent pour rendre n’importe quoi illégal. Les voitures électriques sont interdites dans certains États à cause des compagnies pétrolières. Le cannabis a longtemps été interdit à cause de l’industrie du tabac. L’alcool était également interdit jusqu’à ce que l’on réalise que plus on boit plus on fume. Ces grosses multinationales feront tout leur possible pour conserver leur monopole. Mais nous sommes plus lucides que cela maintenant. Certains d’entre nous ont toujours été plus perspicaces que cela et je crois d’ailleurs que certains d’entre nous ont en fait toujours constitué la majorité. Je n’adhère pas à l’idée que seuls certains d’entre nous détiennent les informations. Je pense que la plupart des gens est au courant, même si ils ne peuvent pas ou ne savent pas comment l’exprimer clairement. C’est pourquoi le plus beau compliment que l’on m’ait jamais fait en tant que poète et écrivain était « Merci d’avoir mis des mots sur l’idée qui était dans ma tête mais que j’avais des difficultés à exprimer. Merci pour vos textes. » C’est mon unique but en tant qu’artiste.
Anna : Presque tout le monde est connecté maintenant et nous pouvons tous partager les mêmes informations.
Saul Williams : Le Printemps Arabe était un authentique mouvement de contestation mais il était mal organisé. Le mouvement Occupy était également authentique mais mal organisé. Le mouvement Black Lives Matter est aussi authentique. Notre pouvoir est réel et il n’appartient qu’à nous d’en mesurer l’importance mais malheureusement les organisations échappent rarement au phénomène d’autodestruction. C’est pourquoi le nouveau modèle devra être sans leadership. C’est tout le propos du titre « Burundi » et de mon album. Nous ne serons plus jamais un mouvement dirigé par une seule personne et nous allons faire en sorte que la même information soit diffusée à chacun d’entre nous. Cela n’arrivera peut-être pas de notre vivant mais nous avons tous notre rôle à jouer, nous devons faire de notre mieux et apporter notre modeste pierre à l’édifice. Car il n’existe pas de petite contribution, chaque effort est important. Tout ce que j’essaie de faire avec la musique et la poésie c’est nourrir intellectuellement l’action menée par les militants. Je ne manifeste pas forcément dans la rue mais je peux être le déclic qui poussera les gens à vouloir sortir et manifester. Voilà mon objectif principal, stimuler l’énergie des autres.
Propos recueillis le 29 mars 2016 à Paris
MartyrLoserKing (Label Fader) – Sortie : 29 janvier 2016
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