Un sujet grave (Des femmes guettant l’annonce, Sarbacane). Une histoire d’amour sur fond musical (Delta Blues Café, Dupuis). Une fable au cœur de l’Indochine coloniale (La Querelle des arbres, Casterman). Un match de boxe légendaire emprunts de relents racistes (Le dernier debout, Futuropolis). Notre premier volet des meilleures BD à découvrir cet été, se révèle pour le moins éclectique !
Des femmes guettant l’annonce de Fedwa Misk et Aude Massot – Sarbacane – Avril 2024
Cette BD est à la fois l’œuvre de Fedwa Misk, autrice, journaliste et militante féministe marocaine, et de Aude Massot, qui s’intéresse aux questions sociales, entre fiction et documentaire. C’est vous dire si « Des femmes guettant l’annonce » est un ouvrage engagé ! Ici en l’occurrence, c’est en faveur du droit à l’avortement.
Ces femmes, au nombre de trois, s’appellent Lila (non mariée, elle vient d’apprendre qu’elle est enceinte et cherche désespérément une solution pour arrêter sa grossesse) ; Nisrine (elle milite au sein d’une association féministe et n’a pas la langue dans sa poche pour défendre les intérêts de son amie Lila) ; et enfin, Malika (épouse et déjà mère de cinq enfants, et convaincue qu’elle ne survivra pas à un 6e accouchement, elle fait la rencontre de Nisrine et Lila dans un cabinet gynécologique).
Leur histoire prend racine au Maroc, en plein débat national sur le droit à l’avortement et alors que les autorités font pression sur les médecins pour les dissuader d’intervenir. À la clef, pour celles et ceux qui s’y risqueraient : une peine encourue de dix à vingt ans de prison. De quoi faire réfléchir nombre de professionnels de santé qui, les uns après les autres, déclinent poliment ou violemment les sollicitations des trois femmes venues leur demander de l’aide.
On suit donc avec attention leurs pérégrinations à travers le pays, émaillées de discussions animées illustrant leur mal-être et leur combat. Paradoxalement, les couleurs sont chatoyantes et les dialogues se révèlent enlevés et parfois drôles. Intéressant, le récit fait la part belle à un sujet sensible et nous éclaire sur le drame vécu par ces femmes, dans un pays où l’avortement demeure criminalisé, même pour les cas de grossesse résultant d’un viol.
Delta Blues Café de Philippe Charlot et Miras – Grand Angle – Mars 2024
C’est une histoire qui parle de musique, de mémoire et d’amour. Avec pour décor les États-Unis, Philippe Charlot (au scénario) et Miras (au dessin) nous entraînent sur les traces de Tunica Grace, une artiste que plus personne n’a jamais revue après des mois passés à jouer dans un café du Mississipi. Il faut dire que son mari l’avait exfiltrée après une relation extra-conjugale avec un jeune universitaire du nom de Gordon Moore.
Plus de 60 ans après, celui-ci qui est devenu professeur, n’est autre que l’ombre de lui-même : un vieux monsieur acariâtre qui commence à perdre la mémoire et focalise toute son attention sur cet amour perdu. Si seulement, se dit-il, il pouvait retrouver le disque enregistré par Grace et qui est assurément conservé par un voisin aussi irascible que raciste, sa vie n’en irait que mieux.
C’est du moins ce dont il se persuade, tout énervé qu’il est d’avoir par ailleurs rencontré le jeune Laup, acteur principal d’un film sur Robert Johnson (guitariste et chanteur de blues américain). En effet, le professeur n’a pas de mots assez durs pour critiquer le travail de Laup. Sous la houlette de Jezie et de son Delta Blues Café, où se réunissent la crème des crèmes des fans de blues, ces deux-là vont néanmoins faire cause commune : la quête d’un enregistrement oublié depuis des décennies vaut bien tous les sacrifices.
Amusante, instructive et poignante, la bande-dessinée se lit avec plaisir, donnant à voir, tout en couleurs et pas seulement en noir-et-blanc, l’énergie communicative du blues, nourri de la tristesse, des déboires et du cœur battant de Gordon, Laup et consorts.
La querelle des arbres de Renaud Farace et Amaya Alsumard – Casterman – Avril 2024
Cette BD se lit comme un roman haletant. C’est violent, c’est touchant. Le récit prend place dans les années 20, sur les bords du Mékong, au cœur de l’Indochine coloniale. Un bûcheron corse y débarque, tout en force et pétri de préjugés.
Sous le joug et l’influence des autorités locales, auprès desquelles son savoir-faire professionnel est censé s’épanouir, il va rencontrer un garçon étrange : Chan Ly parle aux arbres et les considère comme des êtres vivants doués de nombreux pouvoirs. Ainsi donc, on peut toujours les abattre mais auparavant, il faut leur demander l’autorisation.
De ce dialogue avec la nature, le jeune villageois va faire une force. Il en aura bien besoin puisque son frère est engagé dans une dissidence politique qui pourrait lui coûter cher. Dans le chaos qui se forme, le bûcheron va devoir choisir son camp !
Les décors sont ici grandioses, tandis que l’histoire prend des airs de film choral, où une galaxie de personnages va se croiser et se battre face à l’impitoyable volonté des colons de raser les arbres de la ville, histoire de faire place nette.
Une amitié grandissante, un sentiment d’impunité, une culture de l’émancipation… Les composantes de La querelle des arbres sont à la fois complexes et riches en émotion. Un savant dosage que Renaud Farace et Amaya Alsumard ont superbement travaillé, au fil des pages qui composent la bande-dessinée.
Le dernier debout de Youssef Daoudi et Adrian Matejka – Futuropolis – Avril 2024
Quel bel uppercut graphique que ce Dernier debout, qui désigne ici Jack Johnson, champion du monde de boxe en catégorie poids lourds dans les USA d’après-guerre de Sécession. L’homme est un sanguin, un combattant hors-norme. On le respecte peu pourtant, puisqu’on l’appelle avec des noms parmi les plus assassins qui soient : « moricaud », « singe », « macaque ». Tout cela parce qu’il est Noir et qu’il s’apprête à disputer, dans la ville surchauffée de Reno, l’un des combats du siècle face à Jim Jeffries, incarnation du Blanc tout puissant.
Ce 4 juillet 1910 donc, alors que 15 rounds vont bientôt plier la bataille et anéantir de rage des milliers de parieurs déchaînés, « l’aube avait des allures de châtiment ». C’est ainsi, en tout cas, que Youssef Daoudi et Adrian Matejka plantent le décor. Avec talent, poésie et précision.
Nourri par un texte à la beauté tout aussi prenante que saisissante, Le dernier debout fait également la part belle à des pages toutes plus inventives que les autres. Nappée de noir-et-blanc, marquée par des teintes rouge-orangées, la bande-dessinée attire l’œil, mêlant parfois dessins artistiques et publicités de l’époque.
Depuis El Boxéador, paru en 2018 aux Éditions du long bec, un tel niveau de maîtrise narrative et une telle force du dessin pour traiter de la boxe avaient rarement été atteints.
C’est donc avec beaucoup d’intérêt que se dévorent les plus de 320 pages de la BD, qui donne à voir, à la première personne, la vie d’un homme hors du commun, qui n’a eu de cesse de se trouver un meilleur avenir qu’à Galveston, sa ville natale, dont il partit très jeune en sautant dans un wagon de marchandises, direction Chicago. Pour autant, le bonhomme avait aussi ses travers : condamnable, sa conduite envers Etta, sa femme, fut ainsi des plus violentes.
Le dernier debout, vous l’aurez compris, c’est la dernière tendance. De celle qui consiste à comprendre que Jack Johnson fut crucifié pour sa race. Sans commentaires…