[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#808080″]D[/mks_dropcap]imanche 24 septembre, la librairie Le Divan* accueillait Sorj Chalandon autour de la publication de son roman Le Jour d’Avant (déjà chroniqué ici). Il a répondu avec générosité, passion et émotion aux questions de Valérie Caffier et à celles des nombreux lecteurs et lectrices venus le rencontrer en ce dimanche matin. Horaire singulier mais plutôt malin : le dimanche matin, le joli marché de la rue de la Convention attire les habitants du quartier, et même d’ailleurs, puisque Sorj Chalandon lui-même est arrivé un sac de tomates à la main ! Morceaux choisis.
Quelle est la part d’expérience personnelle ou d’autobiographie dans Le Jour d’Avant ?
Tous mes livres sont nés d’une blessure intime. Profession du Père est mon histoire. J’ai écrit Le Quatrième Mur parce que je suis entré à Sabra et Chatila en août 1982. Mon père est mort, donc j’ai pu tourner la page des livres d’effroi. Je me suis posé la question : « Et maintenant ? ». Et je me suis aperçu que j’avais encore au cœur, en tête et au ventre cette catastrophe des mineurs de 1974. Je suis entré à Libération en 1973, après le putsch du Chili, en tant que dessinateur ! C’était un dessin de l’époque, très manichéen… Un petit bonhomme avec un cigare et un chapeau haut de forme, un riche quoi ! Il avait une petite mallette avec CIA écrit dessus. Il partait d’un pas décidé, et derrière il y avait un panneau indicateur marqué « Chili ». Tout en élégance, pas très compliqué à comprendre !… Quelques semaines plus tard, la lutte des Lip commençait à Besançon, les hommes et les femmes des montres Lip refusaient qu’on ferme leur usine. Et ils se sont mis à produire et à vendre les montres eux-mêmes. Tout à coup, il se passe quelque chose de merveilleux, on se dit : « le monde, ça peut être ça aussi. » Ça n’a pas duré…
Pile un an après, c’était la catastrophe de Liévin. Quarante-deux mineurs qui descendent dans la fosse 3 bis de Saint-Amé ce jour-là, et on saura presque tout de suite que rien n’avait été fait pour qu’ils remontent vivants. Ces quarante-deux hommes sont descendus dans une fosse qui n’avait pas été dégrisoutée, ni dépoussiérée, ni ventilée. On a envoyé ces 42 hommes au fond avec la quasi-certitude qu’ils ne remonteraient pas, à cause du profit, parce qu’il fallait produire, parce que les mines allaient fermer… En gros, ça n’était pas très grave.
Ma colère de l’époque est intacte aujourd’hui. C’est le socle de ma colère d’homme. C’était ma première colère qui n’était pas abstraite, et elle a été irriguée par la façon dont on a rendu compte de la catastrophe. La presse, la télé, sauf Libé qui avait un envoyé spécial là-bas, Serge July, ont parlé de fatalité, alors qu’on a su très vite qu’on aurait pu faire quelque chose. La deuxième chose constitutive de cette colère de jeunesse, c’est cette martyrologie qui a tenté de nous faire croire qu’on ne mourait pas à la mine, mais qu’on s’y sacrifiait. Ces 42 sont morts du fait de l’incapacité absolue des Charbonnages de France à les protéger.
Et ce drame-là n’a pas été une tragédie nationale. C’est resté un drame du Nord-Pas-de-Calais. Le président de l’époque, Giscard, ne se déplace pas là-bas, il envoie son premier ministre Chirac qui, reconnaissons-lui cela, a parlé de responsabilité… Cette colère-là, je savais qu’un jour j’en ferais quelque chose. En allant en 1984 en Angleterre pour suivre la grève des mineurs, leur guerre contre Margaret Thatcher, ça a commencé à prendre forme. J’y ai retrouvé les mêmes gueules, les mêmes souffrances, la même dignité, la même beauté. J’ai eu d’autres choses à régler entre-temps, l’Irlande, le Moyen-Orient, mon père. Quand j’ai vu à la télé les mineurs qui aujourd’hui, font visiter le musée de la mine, j’ai su que c’était le moment. J’ai voulu rendre hommage aux 42.
Il y a eu un procès, des responsabilités reconnues, des condamnations ?
En première instance, mais pas en deuxième instance. Responsables, mais pas coupables…
Ces deux frères, Jojo et Michel, ont un père paysan qui refuse que ses fils partent à la mine. Et pourtant, le fils aîné veut y aller.
Avez-vous voulu aussi montrer le choc entre le monde paysan et le monde des mineurs ?
À l’époque, il suffisait de parler aux paysans du coin pour comprendre. La mine débauchait les fils dans les fermes, on disait que bientôt, la terre serait morte, que les céréaliers allaient s’installer, que les parcelles allaient être découpées… Donc, la mine allait sauver la région. Car la mine, ça n’était pas seulement le travail. La mine, c’était aussi le logement, l’épicerie du coin. Si vous perdiez la mine, vous perdiez tout. Les femmes de l’époque, quand elles lavaient leurs salades, elles devaient les laver cinq fois. Les laitues qui poussaient dans le petit lopin des mineurs, quand on les plongeait dans l’eau pour la première fois, dégorgeaient du noir… En tout cas, c’était un boulot, une fraternité, une dignité. Mais quand le père dit : « c’est vrai, ma terre va mourir, mais ta mine aussi« , il a raison. Dans les années 70, quand un jeune pousse la porte de la mine, c’est déjà un endroit condamné. Et c’est pour cela que tout n’est pas mis en place pour protéger les mineurs. Il y a eu beaucoup de reportages : il y avait des casques, des bouchons d’oreille, des gants, des lunettes. Mais les petits chefs disaient qu’on mettait trop de temps à mettre ces protections. Et dans la réalité, elles étaient abandonnées par terre…
L’une de vos thématiques est la relation entre deux frères. Là encore, elle prend une place prépondérante. Quarante ans plus tard, le jeune Michel retourne dans le Nord pour venger son frère. Et là, il est défendu par une avocate remarquable, qui a un pied dans son monde et un autre dans celui des mineurs et des paysans. Pouvez-vous nous parler de cette femme ?
Quand j’ai présenté ce livre aux représentants de l’éditeur, au lieu de raconter le livre, je me suis mis dans la peau de Michel, celui à qui son père a réclamé vengeance avant de se donner la mort, et j’ai parlé en son nom. J’ai raconté le frère mort à la mine, le suicide du père et le message qu’il laisse… Puis j’ai repris la parole en leur disant que je ne pouvais pas, 43 ans après, faire un livre pour dire que le patronat était coupable, que ces 42-là étaient victimes du profit. C’était trop tard. Mon problème était de rendre hommage à ces 42 hommes en mettant en place un dispositif romanesque. C’est pour cela que j’ai créé ces personnages. J’ai incarné mes propres contradictions dans de multiples personnages.
C’est plus compliqué qu’un livre qui dénonce : après la vengeance, il y a un retournement qui change tout. Je voulais que, quand Michel arrive à son procès, il se retrouve un peu dans la position de Meursault, de L’Étranger. Étranger à son procès. C’est pourquoi j’ai mis en place la victime de Michel et son avocate formidable. C’est elle que j’ai chargée de défendre Michel… d’expliquer l’inexplicable. Je ne voulais pas qu’on aie l’impression d’avoir entre les mains un livre qui aurait été écrit juste après la catastrophe. Et puis, il y a l’avocat général : il m’a servi à remettre en question « mon » traître, mon père, et moi-même. Car, à un moment donné, je me suis posé la question de ma légitimité à écrire sur ce sujet-là. Je n’ai pas d’attaches dans le Nord, pas de mineurs dans ma famille, alors pourquoi moi ? À cause de ma colère… Là, d’ailleurs, je vais partir en tournée dans le Nord. Et j’aurai devant moi des gens qui ont connu la mine, des orphelins…
Et puis, il y a autre chose : ceux qui me connaissent savent à quel point j’ai du mal à écrire des personnages de femmes. Même dans mes livres sur l’Irlande, malgré l’importance considérable des femmes dans les luttes irlandaises, je n’ai pas pu en parler. Mes amies irlandaises m’en font d’ailleurs le reproche, et elles ont raison. Cette fois, enfin, je crois avoir réussi avec le personnage lumineux de la femme de Michel, et bien sûr celui de l’avocate, une femme qui n’est jamais en retrait, jamais en souffrance, une femme qui est toujours sur un pied d’égalité avec les hommes. C’est elle qui va défendre l’indéfendable.
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Le journalisme, et notamment le reportage de guerre, on en revient pas intact… Toute cette violence qu’on rapporte, il faut qu’elle sorte. Quand j’étais reporter, je me rendais compte qu’il s’agissait de la colère des autres, des larmes des autres ; et mes larmes à moi ? J’en fais un roman. Mes limites d’auteur, c’est que je pense qu’un « vrai » romancier pourrait faire évoluer son héros ou son narrateur ici, dans la librairie Le Divan, sans jamais y avoir mis les pieds. Moi, j’ai besoin d’y aller. Le Divan, je regarde les lampes, le tapis, etc. Une fois tout ceci posé, je peux faire entrer des personnages.
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J’ai été interviewé par une journaliste de La Voix du Nord de la région de Lens, une personne très particulière, très attentive. À la fin de l’interview, elle m’a révélé que son grand-oncle faisait partie des 42 morts de Liévin. Et elle m’a parlé de cette scène où les deux frères sont sur une mobylette dans les rues, avec le froid et les plaques de verglas qui recouvrent toute la ville. Je lui ai demandé pourquoi elle me parlait de cette scène-là, et elle m’a répondu : « Mon grand-oncle et trois de ses copains mineurs avaient prévu de faire une virée à Paris pour la fin de l’année. À cause du verglas, ils ne sont pas partis, et ils sont descendus à la mine. Ce verglas-là, il a tué mon grand-oncle. Alors quand j’ai lu ce passage, j’ai su… » C’est aussi pour cela que j’ai écrit ce roman.
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Ce qui m’a étonné, c’est que c’est la presse de droite qui a exprimé des regrets face à l’absence actuelle du monde ouvrier dans la littérature française.
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Pour moi, l’idée de réfléchir au livre suivant alors que je porte ces 42-là, serait de l’ordre de la trahison. J’ai appris que dans certains salons du livre, on avait eu l’idée de lire à haute voix les 42 noms des victimes. Tant qu’il y aura des choses comme celles-là, je ne penserai pas à autre chose. J’irai avec eux jusqu’au bout du silence qui a accompagné leur mort, et j’apporterai ainsi ma petite pierre. Sans « divulgâcher » la fin, comme disent les Québecois, Michel nous explique quand même qu’on ne meurt pas qu’au fond, que ce n’est pas parce qu’on en ressort qu’on est vivant, qu’on peut mourir des dizaines d’années plus tard de la silicose dans un lit blanc. Que la mine tuait.
Le jour d’avant de Sorj Chalandon
Paru le 23 août 2017 aux Editions Grasset
*Librairie Le Divan – 203 rue de la Convention – 75015 Paris