Quel beau titre ! Pour son roman de rentrée, Sorj Chalandon a choisi de prendre des risques. Il le dit lui-même, on lui a souvent fait remarquer que ses romans ne comptaient pas beaucoup de personnages féminins. Avec Une joie féroce, il prend la parole à la première personne, et au féminin. Ses romans sont souvent d’inspiration politique, celui-ci lui vient de plusieurs expériences personnelles et douloureuses. Qui prennent, sous sa plume, une dimension finalement universelle.
Jeanne Hervineau, vendeuse en librairie. Au matin de ce jour-là, Jeanne est « une fille rieuse de 39 ans ». Le soir de ce jour-là, à la sortie de l’hôpital, elle est « une femme gravement malade ». N’ayons pas peur des mots : le cancer est là, cette saloperie s’en est pris à son sein gauche… De quoi a-t-on besoin dans ces cas-là ? De tendresse, de sollicitude, d’amour. En gros, toutes ces choses banales que Matt, le mari de Jeanne, est incapable de donner. A ce stade du roman, la lectrice ressent un malaise très définissable, qu’elle ait fait ou non l’expérience du crabe. Le cancer du sein, c’est quelque chose de très intime, qui touche au cœur de la féminité. Le sein, autel de la sensualité et du désir avant d’être celui de la maternité. Et puis la suite : les cheveux qui tombent… Turban, foulard, perruque, tête nue ? Les nausées, les douleurs, la peur, l’impitoyable peur.
Comment Jeanne va-t-elle supporter tout cela ? Matt se dévoile à elle pour ce qu’il est vraiment : couard, empli de peur et de dégoût pour ce mal qui la touche, fuyant, totalement absent. Un inconnu serait plus empathique. À l’hôpital où Jeanne va entamer son traitement, elles sont nombreuses à souffrir du même mal. Elles sont nombreuses à être effroyablement seules. Bientôt, elles seront quatre pour faire front : Jeanne, Assia, Brigitte, Mélody. Apprendre à vivre avec son ennemi : telle est la mission de Jeanne, qui va pouvoir tester très vite ses capacités de défense. Sorj Chalandon ne fait pas dans le mélodrame, il n’a pas perdu non plus son sens de l’humour, qu’il manie avec beaucoup de délicatesse et d’audace mêlées, notamment dans cette scène, au début du roman, à la fois drôle et violente : Jeanne fait la queue pour retirer un colis dans un point relais, une quincaillerie. Une vieille femme arrive, brandissant sa canne, et prétend doubler tout le monde. « J’ai une carte d’invalidité, vous voulez la voir ? ». Là, Jeanne se surprend à répondre : « J’ai un cancer, vous voulez le voir ? ». La métamorphose a commencé…
Car c’est bien de cela qu’il s’agit dans Une joie féroce : la métamorphose de quatre femmes en souffrance, leur marche en avant, destination la victoire. Victoire contre la maladie bien sûr, mais aussi contre les autres, ceux qui savent et ne respectent pas, ceux qui devraient aider et ne font qu’enfoncer le clou. Ces quatre femmes-là, qui ne se seraient sans doute pas rencontrées ailleurs, vont devenir, à force de nuits blanches, de conversations, de disputes, un véritable front de combat à elles seules. Du coup, Sorj Chalandon nous offre quatre portraits de femmes, avec leurs passés chaotiques, leurs qualités admirables, leurs défauts émouvants. Ces quatre femmes-là vont unir les forces qui leur restent, et qui sont plus puissantes qu’elles l‘imaginaient, pour sauver l’une d’entre elles d’une situation inextricable, insupportable. Jusqu’où sont-elles prêtes à aller ? Jusqu’au bout bien sûr, en l’occurrence mener à bien un braquage – pas de « spoiling » ici, le braquage est raconté dès les premières pages du roman… Le suspense réside ailleurs : dans la construction improbable d’une amitié à toute épreuve, dans le changement qui s’opère dans la tête de Jeanne et dans sa vie, dans la vision du monde de ces quatre femmes, qui bascule du jour au lendemain, dans la force qui se construit, moment après moment, obstacle après obstacle.
Il n’est sûrement pas facile pour un romancier de mettre son savoir-faire d’écrivain et son talent de narrateur au service d’une histoire aussi personnelle que celle-là. Sorj Chalandon fait ici une démonstration magistrale, avec un texte poignant, loin de tout apitoiement et de toute mièvrerie, un roman à la fois bouleversant et générateur d’énergie, un hommage vibrant à l’amour de la vie.