L’industrie musicale et toute sa complexité. Enfin, complexité si l’on veut. Abordons, en quelques mots, le problème des rééditions.
Je ne sais pas pour vous, mais moi, j’en ai plus que marre de voir apparaître tous les deux mois, une version d’un disque déjà acheté mais qui se retrouve avec une poignée d’inédits (souvent inutiles, il faut bien le reconnaître…). Les versions deluxe machin chose pleuvent, les versions limitées deluxe jaillissent littéralement. Limitée en quoi ? En nombre ? Sauf qu’on peut les retrouver en tête de gondole du supermarché.
Je me souviens encore que lorsque l’on parlait d’une série limitée, c’était en nombre restreint, avec un contenu ou un packaging particulièrement soigné. Aujourd’hui, on parle de ces versions avec une version acoustique du tube de l’album, point barre, et zou, on vous fait croire que vous êtes le seul au monde ou presque à posséder cette version. Pire encore, les grandes maisons de disques s’amusent à nous refourguer régulièrement des rééditions d’albums vendus par camions, là encore en nous refourguant des bonus, parfois anecdotiques, voire ridicules ou inaudibles.
Les disques que l’on a déjà parfois en deux, voire trois exemplaires, sont ressortis sous forme CD, Vinyles, Longbox, avec bonus cachés, porte clés, tee-shirt, badges, ou papier toilettes à l’effigie du groupe (je déconne, mais avouez que s’essuyer le derche avec du papier toilettes Tokyo Hotel, ce serait pas mal…). Et vous voilà équipé de la nouvelle version de Sticky Fingers que vous aviez déjà, mais avec une version acoustique de Sister Morphine ou une version de Brown Sugar avec Eric Clapton (cool…). Soyons honnêtes, c’est de l’escroquerie.
Et puis, comme toujours, il y a les plus petites structures. Elles sont nombreuses, mais je préfère m’arrêter sur l’une d’entre-elles qui me tient particulièrement à cœur.
Un petit magasin qui ne paye pas de mine,
mais qui renferme une véritable mine d’or
Tout commence par un simple article dans une revue (que je ne citerai pas car elle a depuis beaucoup baissé dans mon estime). Un disquaire à deux pas de chez moi… je m’y rends de ce pas. Souffle Continu est une petite boutique située à Paris à deux rues du Père Lachaise, dans la rue Gerbier, au 22 pour être précis, dans le 11ème. Un petit magasin qui ne paye pas de mine, mais qui renferme une véritable mine d’or. Du jazz à l’expérimental, le harsh-noise, le contemporain, le black métal… On y trouve de tout, ou presque. Toutes les musiques un peu en marge y sont représentées. Théo et Bernard, les deux tauliers sont cool, de bon conseil, accueillants et ils pratiquent des prix très abordables. Ici, on sent dès que l’on entre dans la boutique que l’on est chez des passionnés avant d’être chez des commerçants. Il existe par ailleurs une version internet de la boutique: Souffle Continu.
Il y a quelques mois, Théo et Bernard ont décidé de lancer leur label. Le label Souffle Continu, du même nom que la boutique.
Ce label a été créé dans l’unique but de faire des rééditions; mais pas n’importe lesquelles. Il s’agit ici de rééditions de disques obscurs et aujourd’hui introuvables. Vous l’aurez compris, la course au profit n’est définitivement pas leur but. Car la musique c’est avant tout affaire de passion. Enfin, pour les petites structures et pour les auditeurs un peu curieux. Sans passion, point de découvertes.
« Replacer la musique dans une histoire »
Ils ont débuté par des rééditions de Richard Pinhas et de Heldon. Tout d’abord trois 45 tours, puis deux albums Live de Heldon. Ces rééditions m’ont permis de découvrir un artiste « culte » mais dont je n’avais jamais écouté la moindre note. Cette initiative concernant les rééditions est très bien expliquée lors d’une entrevue que j’ai eu le plaisir de lire dans laquelle Théo revient notamment sur leurs motivations : « la réédition permet de revaloriser un répertoire parfois méconnu, de faire découvrir des choses obscures et de replacer la musique dans une histoire, un contexte historique avec ses repères, ses pères et ses fondateurs« . Il explique aussi comment les majors s’amusent à nous faire acheter le même disque alors qu’il existe tellement de références intéressantes et introuvables et ce, dans tous les styles.
La réédition est une affaire plus sérieuse qu’il n’y paraît. Théo explique également que pour une bonne réédition, il y a tout d’abord la rareté du disque, le fait qu’il soit indisponible depuis un certain temps est important, ou alors disponible, mais à un prix défiant toute concurrence. Ensuite, la pertinence du propos, que la réédition ait à priori un réel intérêt artistique. Enfin, il s’agit aussi de soigner le visuel, soit en reprenant celui d’origine soit en créant quelque chose de nouveau et d’original. Disques en couleur, MP3 fournis, bref, un maximum de choses qui font que l’auditeur, et donc l’acheteur, n’a pas l’impression de se faire flouer.
Voilà donc, en quelques mots, (le sujet mériterait quatre pages en plus, mais je vais me faire engueuler…) l’explication sur le travail de réédition du Label Souffle Continu. Il s’agit donc d’un label dédié exclusivement aux rééditions, à propos de musiques situées en marge, mais qui ne demandent qu’à être découvertes.
On entre chez eux avec l’envie de découvrir
Personnellement je ne me lasse pas de les soutenir, eux, leur boutique et leur label, tant il s’agit là pour moi des derniers résistants d’une certaine manière de vivre la musique, avec passion. Car encore une fois, la musique est vécue ici comme une passion, voire d’un art de vivre. Jamais quelqu’un qui ne s’intéresse à la musique qu’une fois par semaine, en fond sonore, ne franchira la boutique de Souffle Continu car on entre chez eux avec l’envie de découvrir, de partager et de vivre sa passion à 100 %.
J’aimerais vous présenter les deux dernières trouvailles de l’équipe de Souffle Continu : Bernard Vitet et Jean Guérin.
J’ai décidé de parler de ces deux disques en même temps puisqu’ils jouent sur les disques de l’un et l’autre. Ici, il faut, avant d’entrer, se déchausser de tous ses repères. Les pantoufles de la tranquillité sont à bannir.
Un voyage à travers la brume
Sorti en 1971, Tacet est l’étrange et unique disque de Jean Guérin.
Clairement ici, c’est un voyage à travers la brume qui est proposé. Inutile de chercher des repères ou des rembardes auxquelles s’accrocher. Tout flotte au milieu d’une brume qui s’épaissit parfois pour évincer progressivement l’équilibre de l’auditeur. Et si l’on décide de lâcher prise, de ne plus se laisser guider que par cette musique sans structure, le voyage est alors garanti. Ici, les trompettes, le saxophone, les voix, les contrebasse, les sons électroniques, mais aussi les manipulations sonores s’entrechoquent étrangement en abandonnant les formes communes. « Composée à l’origine pour un film, cette musique traduit bien les hallucinations et les bricolages d’une époque » selon Metamkine. Et puis, tout à coup, un saxo résonne et rappelle les œuvres les plus free (mais pas le côté sauvage du free) de Coltrane. Certes, cela ne dure pas puisque tout de suite après, les sonorités électroniques nous amènent sur les terrains accidentés du CAN le plus expérimental.
Le disque glisse alors vers une expérience sonore parfois abstraite, les sonorités sont parfois inédites (des trompette dans l’eau), et les musiciens s’amusent entre les murmures, les silences, les chuchotements et la danse incongrue de cette musique libre de structure et de forme. La liberté ! Le disque est vraiment fantastique du début à la fin, une expérience sonore rare qui fait appel au sens de la curiosité, qui ne caresse pas dans le sens du poil, mais fait se sentir bien, en se disant que Dieu merci, il existait, et existe encore des musiciens prêts à explorer tous les domaines et les possibles.
Et Jean Guérin ne s’arrête pas là. Il joue également sur La Guêpe, disque de Bernard Vitet, lui aussi passionnant.
Ici, tout est question de liberté
La Guêpe fait penser à un happening des années 70 (ceci dit, le disque est sorti en 1972). L’album s’ouvre sur un saxo et sur une voix fluette. L’ensemble fait d’abord penser à Brigitte Fontaine, époque Comme à la Radio et puis bien vite, on s’aperçoit que c’est encore plus libre que Fontaine. Là encore, les structures sont abandonnées. On flirte ici avec le free jazz… mais le free jazz, pour beaucoup, c’est un jazz bruyant, violent, et inécoutable. Or, le Free Jazz, ça signifie du Jazz « libre« . Et ici, tout est question de liberté. « L’excellence des instrumentistes, l’extrême qualité de la pâte mélodique, la rigueur précise des improvisations et le grand intérêt du prétexte littéraire font de ce disque une étape de plus sur la voie d’un jazz enfin européen, et une production capitale de la musique improvisée« (Michel Lequime / Jazz Hot n°298 – Avril 1973).
Les textes retors, lorsqu’ils sont compréhensibles, sont autant de bousculades et d’appels à la réflexion, pendant que la musique suit son chemin sans balises, sans limites. L’alchimie entre la musique et les textes s’effectue dès les premières notes, il n’y a alors plus qu’à suivre cette rivière faite d’idées originales et brillantes.
Les deux nouvelles rééditions de Souffle Continu s’avèrent donc passionnantes de bout en bout, et mettent en exergue le travail de deux forcenés de la musique, deux passionnés comme on en trouve rarement dans le milieu du disque où l’on vend des galettes comme on vend du jambon. Ici, l’envie de découverte et de partage est plus forte que celle du profit (d’ailleurs, on ne devient pas disquaire indépendant pour faire fortune…) et le travail est soigné dans le moindre détail. Et si nous sommes tous des consommateurs, nous ne sommes pas tous des pigeons. Et chez Souffle Continu, nous ne sommes clairement pas là pour nous faire pigeonner…