[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#ad9d32″]A[/mks_dropcap]ujourd’hui encore, le jazz traîne la réputation d’être une musique élitiste, pour ne pas dire prétentieuse. Dans les nombreux sous-genres que comporte le jazz, s’il en est un regardé avec une condescendance parfois teintée d’ironie soutenue, c’est bien le free jazz.
Depuis plusieurs années maintenant, les deux ouvriers du disque que sont Bernard et Théo de la boutique Souffle Continu, s’acharnent à faire renaître de leurs cendres des phœnix musicaux absolument hors du commun et le plus souvent méconnus du grand public. Après avoir monté un disquaire parisien absolument indispensable pour tout amateur de musiques expérimentales, contemporaines, jazz, drone, métal obscur ou psyché barré en tout genre, bref, de musiques, ces deux passionnés se sont lancés il y a quelques années maintenant dans la réédition d’œuvres françaises de la contre-culture musicale, issues, la plupart du temps, des années 70 et de la scène proche des mouvements tels que Rock In Opposition.
Après l’indispensable série des Heldon sortie en fin d’année 2017, les voici donc de retour avec Dharma, en trio ou en quintette. Quatre albums, tous aussi brillants les uns que les autres et d’une cohérence remarquable pour une palette de couleurs aussi riche qu’indéfinissable.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#ad9d32″]C[/mks_dropcap]omposé de Gérard Marais (guitares), Jef Sicard et Gérard Coppéré (saxophones, flûte, clarinette basse), Patricio Villarroel (piano électrique et acoustique), Michel Gladieux (basse) et Jacques Mahieux (percussions), le groupe Dharma, dans sa géométrie la plus complète, offre un free jazz remarquable à plus d’un titre.
Beaucoup ne voient dans le free jazz qu’incohérence sous un déluge de notes où chacun irait de sa partition sans se soucier de celle du voisin et, il faut bien l’admettre, du point de vue du néophyte, on peut être amené à le penser. Dharma réussit le tour de force de rendre au mot free son sens premier : liberté.
Il s’agit ici d’une véritable libération, d’un affranchissement des formes et des structures, mais surtout, le groupe semble se réapproprier littéralement le terme de free jazz, là où, finalement, et dans une certaine mesure, ce mouvement était devenu une convention, un paradoxe face à lui-même. En effet, et selon les albums, les différentes formations ne se figent pas dans le chaos ou la torpeur et n’oublient jamais l’histoire du jazz, entre be-bop et fureur électrique à l’image de la période électrique de Miles Davis. Car oui, c’est bien à Miles Davis que l’on pense en premier, notamment au travers des claviers rappelant inexorablement Bitches Brew, voire On The Corner. Néanmoins, et c’est là où réside la force de ce disque, si les sonorités rappellent divinement bien Chick Corea ou Keith Jarrett dans leur période électrique, on peut aller jusqu’à se souvenir à l’évidence d’un Paul Bley.
Pourtant, l’originalité profonde de la musique de Dharma réside dans sa capacité à prendre du passé les sonorités les plus stables pour construire une base rythmique et nerveuse et prendre du présent (du futur ?) les éclats électriques et les digressions sonores. Les changements de cadences et d’ambiance sont autant de remous et de branches tournoyantes aidant à embarquer l’auditeur vers un terrain sans cesse en mouvement. End Starting, par exemple, s’ouvre sur un titre échevelé qui croise le be-bop des années les plus fulgurantes du jazz pour frôler les saveurs fusion des années à venir.
Bien évidemment, le disque n’est pas exempt de remparts qui s’écroulent. Il arrive alors fréquemment que les notes se fracassent à l’image d’un déluge sonore pour autant clairement maîtrisé. La formation sait alors de quoi elle parle. Elle évite l’écueil du solo, parfois un peu pénible, pour trouver une sonorité d’ensemble toujours impeccablement tenue. Chaque instrument répond à l’autre avec la même ferveur et la même envie de s’exprimer tout en sachant retenir son souffle quand vient le temps de laisser le voisin s’en donner à son tour à cœur joie. End Starting pose alors l’ambiance pour un morceau plus coloré, plus exotique, mélangeant encore une fois le swing rythmique, avec des sonorités plus actuelles pour ce début des années 70. Le piano électrique se fait alors plus discret pour laisser la place à une flûte traversière qui point trop ne bavarde, risque récurrent dans les disques de jazz.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#ad9d32″]C[/mks_dropcap]’est probablement avec l’album Archipel que Dharma s’abandonne le plus aux explorations. Cette fois, les formes se déchaînent, se libèrent, les bases rythmiques s’émancipent pour former un disque à l’ambiance nettement plus expérimentale. On alterne régulièrement entre le souffle d’un instrument à peine évoqué au trop plein d’énergie libéré en un coup de semonce salvateur comme sur ce furieux Nichi Nichi Kore Ko Nichi.
Pourtant, là encore, l’auditeur peu habitué au jazz trop brutal pourrait craindre de n’avoir qu’une course folle de notes non maîtrisées, mais s’ensuit alors une sorte de voyage follement étrange entre des guitares espagnoles, des percussions oscillant entre l’Asie et l’Orient, et une flûte qu’Éric Dolphy lui-même n’aurait pas reniée.
Mais là encore, on ne peut que saluer cette capacité à avoir su s’imprégner de ces influences profondes pour en faire une sorte de melting pot et au final, une musique profondément originale et explosive. Octopus, par exemple, ménage l’auditeur en multipliant les faux démarrages successifs des instruments jusqu’à insuffler à nouveau un groove au fond, qui œuvre lentement, à vous faire dodeliner de la tête malgré vous et malgré une structure difficilement perceptible. Ils parviennent alors à créer ce que Miles Davis avait touché du doigt à maintes reprises dans ses formations électriques, mais avec des influences allant d’Albert Ayler, à Sun Ra en passant par la touche discrète mais pourtant présente de l’Art Ensemble Of Chicago.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#ad9d32″]A[/mks_dropcap]u sein de ce collectif qui laisse à chacun le droit de s’exprimer, tous présents à un moment ou à un autre, Jef Sicard, Gérard Coppéré, Patricio Villaroel, Michel Gladieux, Jacques Mahieux, Gérard Marais et Jacques Rondreux vous embarquent tour à tour dans des ambiances aux sonorités propres.
Après avoir écouté et réécouté les maîtres, ils ont su en digérer l’essence et en livrer la quintessence dans un vocabulaire réapproprié. « Nous cherchons à obtenir, en free, une cohésion semblable à celle des rythmiques bop, une cohésion sur quelque chose qui ne soit pas le tempo mais qui ressemblerait pourtant au tempo. Une sorte de pulsation sous-tendue » dixit le collectif, dans une interview donnée à Jazz magasine en 1972.
Le collectif va donc s’évertuer à pratiquer ce langage tout au long de ces quatre opus absolument remarquables et indispensables, prouvant au passage que si le jazz était moins populaire en France qu’aux États-Unis, il n’était pas pour autant en retard sur les sonorités brillantes d’Outre-Atlantique.
Jamais réédités jusqu’à aujourd’hui, ces quatre albums bénéficient enfin d’une nouvelle mise en lumière grâce au label Souffle Continu Records qui, comme à l’accoutumée, offre un travail d’orfèvre tant du point de vue de la remasterisation et du pressage que sur le plan du packaging. En effet, le souci du détail et de la perfection animent sans cesse les deux hommes à la tête de ce label fondamental pour les rééditions de musiques expérimentales, originales et rares, devenu indispensable dans le paysage musical français.
Cette course incessante à la qualité méritait bien quelques questions pour en savoir plus sur ce qui motive ces deux garçons aussi pointus que passeurs de connaissances musicales.
Comment est née l’envie de créer un label ?
Créer un label est devenu une nécessité pour nous, l’activité de disquaire seule, quand on travaille du neuf de surcroît, est devenue impossible à tenir, les volumes de vente sont tellement faibles qu’il est devenu indispensable de développer une activité parallèle ; nous côtoyons depuis toujours énormément de musiciens, le choix de label s’est ainsi imposé pour la survie de la boutique.
Pourquoi avoir choisi de se « spécialiser » dans les musiques expérimentales et françaises de surcroît, et essentiellement issues des années 70 ?
En effet, cette période de la musique underground française nous passionne tout particulièrement, les albums sortis par le label Futura au début des années 1970 dans les séries RED et SON sont des petits trésors de musiques aux formes libres, que ce soit rock, prog, free jazz ou expérimental ; ces titres sont aujourd’hui tous devenus quasiment introuvables en vinyle et maintes fois bootleggés. Cités sur la liste de Steven Stapleton de Nurse With Wound, figure incontournable de la scène industrielle anglaise, ils représentent idéalement les passerelles que nous défendons entre les musiques rock, jazz, expérimentales ou industrielles.
À l’heure de la marche vers la dématérialisation, vous avez choisi de rééditer des disques rarement, voire, pour la plupart, jamais réédités, uniquement en vinyle. Pourquoi un tel choix ?
Nous ne sommes pas seuls dans cette démarche, il y a une très nette recrudescence du phénomène de réédition musicale ces dernières années, je dirai même que le phénomène s’est accru depuis environ 7/8 ans. Les raisons sont multiples. La première, serait que des labels, voire des majors, aient délaissé petit à petit des catalogues entiers de grands classiques ou de moins grands classiques, sous prétexte de mauvaises rentabilités commerciales pour l’époque, pariant plutôt sur la constance de nouveaux artistes, de nouveaux groupes.
La seconde, serait sans doute la surproduction de nouveaux talents / nouveaux groupes, qui ont inondé le marché de la musique, avec des projets parfois éphémères, peu aboutis et sans direction artistique, ou sans suivi commercial, aux distributions et mises en place aléatoires. De nombreuses productions se sont donc retrouvées totalement noyées dans la masse et très vite, l’offre de nouveaux produits est devenue beaucoup plus importante que la demande. Au-delà du fait que le mode de consommation ait été bouleversé ces dernières années avec les plateformes de ventes, de téléchargement, le streaming, etc, l’auditeur s’est malgré tout un peu perdu dans ces choix.
La troisième raison, peut-être, serait artistique, des courants musicaux qui s’essoufflent et paradoxalement un problème de visibilité de courants ou d’artistes qui émergent… Je rajouterai à cela, un réel besoin de l’auditeur curieux et éclectique, de repositionner la musique dans un contexte plus historique, avec des repères temporels afin de se faire une culture musicale cohérente. Tout ceci fait que « du gros consommateur aux mélomanes les plus exigeants », l’auditeur, qui fut un temps submergé de propositions musicales, se soit aujourd’hui globalement un peu lassé de ce qu’on lui servait…
Au-delà du fait de remettre sur le marché des disques qui étaient fatalement ou momentanément indisponibles, la réédition permet de revaloriser un répertoire parfois méconnu, de faire découvrir des choses obscures et de replacer la musique dans une histoire, un contexte historique avec ses repères, ses pères et ses fondateurs. Certains labels l’ont compris et on commence à assister aujourd’hui à un phénomène inéluctable, celui d’une vraie et grande tendance de l’industrie du disque pour la réédition.
Mais attention, si les majors s’emparent aujourd’hui de ce phénomène, c’est aussi pour nous revendre des disques qu’ils ont eux-mêmes fait en sorte de rendre indisponibles pendant un temps, pour mieux nous les resservir de nouveau. Des disques que nous avons parfois déjà dans notre discothèque, mais cette fois remplis de bonus, de posters ou de tee-shirts… Ils ont toujours procédé de la sorte, calculer pour nous faire racheter dix fois le même disque sans prendre aucun risque, il faut donc rester très vigilant et ne pas tout avaler !!!
Le vinyle s’est imposé à nous dans un premier temps, car la majorité de nos contrats de licence avec les labels (Futura, Saravah…), ne nous permettait pas de rééditer sur support CD, mais nous envisageons très sérieusement de presser certaines de nos rééditions sur ce support aujourd’hui. De plus, le vinyle est peut-être de retour, mais les volumes de vente sur le marché mondial restent toujours assez bas, même s’ils sont en légère augmentation, il ne faut pas rêver.
Chaque réédition est une aventure à part ? L’une d’entre elles vous a-t-elle donné plus encore de satisfaction, ou de fil à retordre ?
Chacune de nos rééditions est une aventure humaine et artistique… Elle est vécue différemment à chaque fois !
Votre activité principale reste de tenir un disquaire indépendant. À l’heure de la crise de l’industrie mondiale du disque, la fondation d’un tel label est-elle une étape obligatoire pour survivre ?
Cette aventure du label de rééditions Souffle Continu Records a donc débuté par nécessité de survie et pour élargir le spectre de notre activité de disquaire. C’est aussi une aventure plaisante et humaine, avec des gens que l’on apprécie et dont on estime le travail. Créer un label de réédition pour un disquaire, devient presque une évidence aujourd’hui dans son mode de fonctionnement et il amène une certaine légitimité sur le marché du disque. Il y a du sens à rééditer des disques qui nous tiennent à cœur et que nous aimerions, en tant que client, trouver dans les bacs.
En plus de soigner le packaging, vous soignez les pressages de manière remarquable. De quelles sources partez-vous pour réaliser de telles rééditions ?
La source sonore utilisée est parfois sous un format de bande analogique qu’il faut numériser, parfois elle a déjà été numérisée, voire remasterisée (souvent si le disque en question a déjà fait l’objet d’une édition en cd), parfois elle ne l’est pas ou ne l’a jamais été. Bref, notre travail est d’évaluer la source et de refaire un mastering en studio la plupart du temps. Il faut donc faire face à tout un tas de petits inconvénients qui vont déterminer la décision finale de faire ou de ne pas faire la réédition, lorsque le coût est trop élevé, par exemple si la bande en question n’a jamais était mixée ou que le mixage a disparu. Parfois il faut aussi repartir d’un vinyle, car la bande d’origine est trop abîmée ou introuvable.
Qu’est-ce qui guide vos choix d’artistes ?
Il existe encore un nombre incalculable de pépites qui méritent de voir le jour, en dresser la liste est quasi impossible. L’important pour nous aujourd’hui est de les rendre visibles, audibles et disponibles par un plus grand nombre, avec l’espoir qu’effectivement ça permettra à l’auditeur de peut-être mieux percevoir son présent, voire à définir son futur !
Enfin, votre label offre de plus en plus de références, dans des styles très différents. On imagine mal l’investissement personnel, humain que cela représente.
Pouvez-vous nous parler un peu de cette donnée que l’on imagine essentielle dans la réalisation de ces rééditions ?
Le commerce du disque est un commerce assez particulier qui ne consiste pas uniquement à acheter et à vendre des disques. Le détailler serait assez long, mais pour donner une idée, nous travaillons avec de très nombreux distributeurs, labels et musiciens dans le monde entier, nous avons plus de 600 dépôts-ventes en direct boutique, nous faisons aussi de la vente par correspondance via le site de la boutique et celui du label, et travaillons également avec des plateformes de vente par correspondance comme Discogs… Nous organisons des événements pour des sorties de disques et avons un label de rééditions à gérer. Et malgré cette multiplicité des taches, on s’adresse toujours à un petit réseau de fans, d’afficionados, de mordus, de collectionneurs.
Nous sommes fondamentalement restés des activistes ‘’de terrain’’, d’abord en tant qu’anciens musiciens puisque nous avons tous deux parallèlement écumé les studios de répétition durant de nombreuses années, puis d’autre part, en tant que vendeurs de disques puisque nous avons passé plus de dix ans chez un soldeur parisien. Le métier de disquaire nous a permis de côtoyer à la fois les gens de la profession, journalistes, musiciens, programmateurs, producteurs… mais également de nombreux auditeurs passionnés, des collectionneurs, des clients de longues dates devenus parfois même des amis. Tous ces gens nous ont permis d’établir au fil du temps des réseaux. L’activité de label aujourd’hui nous donne une bouffée d’oxygène en matière de finances et de reconnaissance, pas en terme de charge de travail, nous ne sommes que deux à tout gérer, la boutique, le mailorder et maintenant le label. Mais tout ceci va sans doute contribuer à notre survie… L’ambition pour 2018 serait de résister !!!
Sorti le 08 mars chez Souffle Continu Records