Le bûcher des vanités
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C'[/mks_dropcap]était en Grèce, dans un village perdu dans la montagne. Je revois la poussette rouge de mon enfant et la couverture verte de mon bouquin.
On m’avait prêté une bicoque, avec un frigo cassé dans le jardin, au milieu des gravats. Il faisait tellement chaud que je dormais dans la véranda. Parfois un rat me filait dessus pour grimper dans les vignes.
Mes voisins vivaient dans une masure avec des espèces de bâches en guise de porte. Ils avaient une fille de mon âge qui avait elle-même une fille qu’elle élevait seule. Quand je passais devant chez eux, ils m’alpaguaient pour m’inviter à prendre un verre. Un soir, la jeune femme m’avait fait comprendre qu’elle avait été séduite puis abandonnée par le père de sa fille. Je ne sais pas dans quelle langue elle m’avait confié ça, mais j’ai l’impression que je le savais déjà et que je l’aurais compris dans n’importe quelle langue.
Cette histoire m’avait captivée autant que la chute du trader new yorkais qui avait écrasé par accident un jeune noir du Bronx, dans le roman de Tom Wolfe. Ces deux récits s’entremêlaient, comme si Sherman Mc Coy était le pendant de ce village, des déchets sur le bord des routes, de la pauvreté, de la Grèce.
Moi aussi, j’étais seule avec ma fille que j’emmenais tous les jours en poussette à la mer. Tous les matins, j’attendais en vain ce bus à l’emplacement qu’on m’avait indiqué, sur une longue bande de route plombée par le soleil. Finalement je descendais à pied en me retournant pour guetter le bus qui n’arrivait jamais, suant, râlant contre la chaleur poisse. Je dépassais la cour déserte de l’école, m’engageais dans les bois. Puis enfin, un bout de mer, enfin la perspective de me poser quelque part pour lire. Le bonheur de cette perspective, qu’une fois assise, ma fille endormie dans sa poussette rouge, mon livre entre les mains, je savourais en différant la lecture de quelques minutes.
Et alors, plus rien ne m’atteignait. Ni la chaleur, ni le regard des gens, rien.
Le soir, j’étais contente de retrouver la poussière de ma bicoque et mon Tom Wolfe. En même temps, je flippais de terminer trop vite comme j’ai toujours flippé de ne plus écrire et d’être nez à nez avec la réalité. Plus j’approchais de la fin, plus je ralentissais. Je m’étais même limitée à un nombre de pages par jour pour éviter de me retrouver en rade.
La veille de mon départ, mes voisins m’ont emmenée dans une fête orthodoxe. J’ai laissé mon bouquin à la maison. Il restait un chapitre que je me réservais pour le soir. Je m’en réjouissais, tout en flânant entre les stands le long du chemin qui nous conduisait à l’église. Je me sentais tellement bien dans les odeurs d’encens, avec la certitude de retrouver mon livre, la nuit tombée, les insectes autour de ma lampe.
Le bûcher des vanités de Tom Wolfe, traduit de l’anglais (américain) par Benjamin Legrand, Mai 1990, Livre de poche.
Les ouvrages de Anna Dubosc sont publiés chez Rue des Promenades
Facebook de Koumiko, dernier ouvrage de Anna Dubosc
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Merci à Anna Dubosc de nous avoir offert ce texte.