[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]O[/mks_dropcap]n me demande donc de parler d’Hervé Le Corre.
C’est tout de même scandaleux de demander à un écrivain d’écrire à propos d’un autre écrivain. Demande t’on au boulanger du coin de faire l’apologie de la concurrence, de vanter le croustillant de la Tradition d’en face, la saveur des pains au chocolat (Hervé Le Corre les appelle vraisemblablement « chocolatines »), de porter aux nues les mies et les croissants d’un autre quand on se targue d’en fabriquer soi-même ? Évidemment non. À croire qu’en matière de littérature tout est permis.
De Hervé le Corre je connais jusqu’à maintenant L’homme aux lèvres de saphir et Après la guerre parus à une dizaine d’années d’écart aux éditions RIVAGES. Ses textes sont parvenus à me faire aimer deux choses pour lesquelles j’éprouvais jusqu’alors un détestable a priori : un personnage de tueur en série et Bordeaux. Quel talent faut-il.
L’homme aux lèvres de saphir c’est l’histoire d’un homme qui tue en s’inspirant des « chants de Maldoror » de Lautréamont, au temps du second Empire qui s’en va. Le mec est complètement cintré.
N’en déplaise à James Ellroy l’histoire ici est secondaire, mais on est ébloui par le style, par la langue, par cette façon de raconter les choses. Cet éblouissement n’est nullement là pour aveugler mais au contraire oblige à se concentrer pour mieux regarder.
J’affirme qu’à cette époque, personne ne parlait comme fait parler Hervé Le Corre. Personne ne décrivait des scènes comme les décrit Hervé Le Corre. Personne ne voyait comme Hervé Le Corre donne à voir. Et c’est là son génie. Il fixe nos fantasmes sur le tueur. Il saisit nos caricatures d’un langage ouvrier du Paris populaire en carton pâte que l’on imagine. Il les affine jusqu’à nous les rendre justes. Il se joue des stéréotypes accolés à l’univers bourgeois pour écrire notre roman. Il ne parle que de nous.
Parlons de moi. Je travaille sur mon prochain livre qui se veut une variation autour du souvenir. Très bien. Bravo. J’avais prévu un long et sublime chapitre (puisqu’ils le sont toujours avant de s’asseoir devant l’ordinateur) qui suivrait les pas d’un jeune soldat pendant la guerre d’Algérie…
Je ne lis jamais de roman pendant que j’écris pour éviter la maladie honteuse de l’auteur, notre chaude-pisse à nous : le plagiat. Les vacances arrivent, je me dis chouette, je vais m’en payer une tranche. Ayant terminé la lecture de « L’homme aux lèvres de saphir » j’attaque « Après la guerre » et je le vois arriver gros comme une maison… Mon long (et sublime) chapitre, ici, présent, dans le texte d’un autre ! Hervé Le Corre venait d’inventer le plagiat préventif.
Et me voilà, l’herbe sous le pied coupée par un homme qui, aux dernières nouvelles, exerce en qualité de professeur dans un collège pendant son temps libre. Hervé Le Corre professeur au collège, c’est Zidane qui entraîne les U15 de La Ferté Bernard.
Un écrivain est grand par le choix de ses thèmes, par la tenue de son style, par l’ambition lorsqu’elle n’est pas rêvée, par la sincérité si elle est combinée au brio.
Un écrivain est grand par la maîtrise de l’ellipse, quand la puissance de ce qu’il a écrit autorise le lecteur à se déplacer autonome et libre dans ce monde tout juste créé.
Pour tout cela, Hervé Le Corre est un grand écrivain, de ceux qui vous coupent l’herbe sous le pied en faisant attention de ne pas blesser vos chevilles, de ceux qui vous élèvent, de ceux qui vous font grandir. De ceux qui vous donnent envie de choper une chaude-pisse.
Grégory Nicolas
Retrouvez les ouvrages de Grégory Nicolas aux éditions Rue des Promenades